Une adaptation de Lille à l’automobile laborieuse mais tenace

Dans une agglomération lilloise qui ne connaît ni réelles contraintes de site, ni extrême concentration de la ville-centre, c’est essentiellement le type d’organisation socio-spatiale dominante qui a, pendant longtemps et à plusieurs égards, rendu l’adaptation de la ville à l’automobile moins évidente.

Pourtant, sans revenir sur la façon dont la croissance de l’agglomération s’est accomplie indépendamment d’une densification de son centre, il faut bien admettre que cette particularité contribue à une relative facilité d’écoulement du trafic automobile au sein de l’espace de la ville héritée. Cela est d’autant plus vrai que la réalisation d’un réseau de grands axes haussmaniens à Lille au XIXe siècle s’est aussi accompagnée d’un habitat peu dense le long des grands boulevards, dont la forme la plus poussée reste sans doute l’habitat bourgeois en hôtel particulier ou en maison de maître. Dans un espace urbain socialement très différencié, les problèmes de circulation automobile sont alors des problèmes de quartier qui se confondent avec les programmes de rénovation urbaine. Ils sont surtout liés à des espaces nés d’une étroite imbrication du travail et de l’habitat, prototype de la ville-usine aux logements individuels serrés, souvent vétustes et insalubres, et pour laquelle crise économique et désindustrialisation rimeront avec dépeuplement et paupérisation. « En dépit des difficultés d’aménagement d’un tel tissu urbain, les mutations spontanées ou planifiées y sont nombreuses : les opérations d’élimination de l’habitat insalubre ou des industries, de rénovation pour des logements sociaux ou des équipements collectifs en transforment rapidement les paysages et la structure. » 942 Tandis qu’une partie du Vieux Lille est classée secteur sauvegardé suite à la loi Malraux, la rénovation, à partir de 1960, du quartier Saint-Sauveur 943 reste l’exemple le plus fameux d’une politique qui s’est aussi bien traduite par la construction de nouveaux blocs d’habitat collectif qu’elle a contribué à instaurer de nouvelles conditions de circulation, plus favorables à l’automobile.

Outre ce type d’interventions sur des micro-territoires, les questions d’adaptation de la ville à l’automobile se posent alors – de manière assez originale par rapport à Lyon – à l’échelle de l’agglomération plus qu’à celle de la ville-centre. Ceci s’explique encore une fois par une histoire urbaine qui a façonné une agglomération relativement compacte, « un espace peu pénétrable, un milieu peu fluide, où la circulation interne est lente, difficile : de Wattrelos à Croix (7 kms), de Leers à Tourcoing, plus de 30 minutes en voiture, davantage encore par les transports en commun. Un espace cloisonné par la structure de la voirie étroite, sinueuse, où les grands axes directs sont rares, discontinus, encombrés, et par l’imbrication étroite d’un habitat dense et des emprises industrielles. Un espace non polarisé, émietté en quartiers ou fragments de quartiers sans grands rapports les uns avec les autres. » 944 La production d’un territoire pour l’automobile doit donc s’attacher à améliorer la continuité des parcours au sein de l’agglomération, en cherchant à concilier offre de vitesse et logique de désenclavement.

Il faut néanmoins attendre le début des années 70 pour que, sous la pression du transit transfrontalier et européen, une solution soit véritablement proposée pour la traversée de l’agglomération. 945 Mise en avant par le Livre Blanc, la nécessité de pallier à ce manque trouve une réponse dans le projet de Voie Rapide Urbaine inscrit au SDAU de 1973 : par une nouvelle percée urbaine entre Lille et Roubaix-Tourcoing, il s’agit à la fois d’assurer la continuité de l’axe autoroutier Nord-Sud, de désenclaver le secteur nord-est de l’agglomération 946 et de faciliter la circulation automobile intra-urbaine. 947 Le principal instigateur et financeur initial de la VRU est l’État 948 qui, en engageant les travaux en 1974, supplée des collectivités locales qui peinent encore à prendre en charge les questions d’intérêt supracommunal et les investissements que réclament le système automobile. Alors que les capacités d’investissement de l’État sont réduites par la construction de la ville nouvelle et par la crise économique, cette relative faiblesse de l’échelon local peut sans doute expliquer le caractère à la fois tardif et lent de la réalisation de l’infrastructure. Car ce n’est qu’en 1989 que le premier tronçon de la VRU est inauguré. Partant de Lille en longeant la voie ferrée, il emprunte un axe de moindre densité résidentielle, à l’exception d’un passage difficile à Fives qui implique la destruction de près de 800 habitations et le déplacement de plus de 2.000 personnes. En fait, le chantier de la voie rapide est ici l’occasion de procéder à une vaste opération de rénovation destinée à résorber l’habitat insalubre, à requalifier les friches industrielles mais aussi à aérer et à repenser le quartier. 949 Ainsi, la production d’un territoire pour l’automobile dépasse le cadre de la réalisation d’une nouvelle infrastructure pour intégrer ses "dommages collatéraux". Le reste de la voie, dont l’insertion dans l’espace s’est avérée plus aisée, est achevé dans les années 90. Grâce à un barreau de liaison avec l’axe A.1-A.22, la VRU demeure un itinéraire éventuel pour les flux de transit Nord-Sud, même si ces derniers n’ont pas abandonné le passage "provisoire" par la Rocade Est et par le boulevard de Breucq tandis qu’on cherche à présent à les orienter vers le ring transfrontalier oriental. Mais surtout, l’ultime tronçon de la voie rapide – qui consiste en un axe de pénétration vers Roubaix-Tourcoing – affirme la vocation de l’infrastructure à se présenter comme la liaison intra-urbaine rapide de l’agglomération, dont le tracé renforce encore le corridor qui tend à structurer la métropole.

En fin de compte, si les recettes utilisées sont relativement conventionnelles, le processus d’adaptation de la ville à l’automobile donne à voir, à Lille, un interventionnisme étatique particulièrement manifeste et une dynamique aujourd'hui d’autant plus tenace qu’elle fut assez tardive. Pendant longtemps en effet, l’État dut composer avec des relais locaux assez peu efficients. A cela plusieurs raisons, transparaissant dans l’organisation socio-spatiale de l’agglomération : une ville-centre dont la domination reste relative, une intercommunalité qui mit du temps à s’affirmer, mais aussi une base socio-économique qui fut longue à soutenir et à provoquer la transformation de la structure du champ urbain. L’immobilisme et le conservatisme du patronat et des principaux agents économiques se concrétisent ainsi, jusque dans les années 70, par le développement de stratégies de repli sur soi, sur leur activité et sur leur territoire, destinés à les préserver. L’industrie textile notamment cherche avant tout à protéger son bassin d’emploi, en défendant avec insistance la mono-activité et en se satisfaisant d’une organisation socio-spatiale héritée – celle de la ville-usine – qui oriente les investissements vers des infrastructures sociales (pour une main d’œuvre) de proximité. De par son décalage avec les orientations du champ social et économique global, la stratégie de ces agents revint finalement à sacrifier les intérêts de la structure du champ urbain à la satisfaction de leurs intérêts au sein de la structure ; l’imprévoyance dont ils firent preuve contribuant à ce que l’agglomération soit frappée avec d’autant plus de dureté par la crise. Étant donné que, dans notre schéma, la décision dépend de la structure du rapport de force entre les agents qui font partie du champ, la production locale d’un territoire pour l’automobile dut donc attendre, pour devenir un enjeu prioritaire, que cette structure soit mise à mal par les reconversions et la nouvelle donne qui accompagna la crise économique. Alors seulement les édiles acquirent la légitimité nécessaire afin d’engager, ou plutôt de poursuivre un processus qui avait surtout été jusque-là impulsé par l’État. C’est ainsi qu’à « Lille, la gouvernance métropolitaine naît à la fin des années 1980, de la prise de conscience d’une partie de la société civile locale, d’un mode de fonctionnement devenu obsolète. Est visé en particulier "l’héritage du processus de fabrication de la ville, fait d’une confrontation souvent antagoniste des acteurs de la puissance publique avec un monde économique qui développait une logique propre n’intégrant pas la notion d’intérêt général" (DENDEVIEL, 1999). » 950

Notes
942.

P. BRUYELLE, op.cit., p.422.

943.

Le quartier Saint-Sauveur constituait, jusqu’en 1914, le quartier le plus peuplé, le plus dense et le plus insalubre de la vieille ville, celui où s’était fait l’essentiel de l’industrialisation urbaine jusqu’en 1850, créant un tissu serré organisé autour de ruelles, de courées et d’usines. L’opération de rénovation qui y a été menée, même si elle a ouvert des possibilités d’extension et de déblocage pour le centre de Lille, n’a toutefois pas permis de concrétiser sur cet espace un projet initial de centre directionnel, finalement abandonné à la fin des années 70.

944.

P. BRUYELLE, op.cit., p.434.

945.

La continuité autoroutière de l’axe Nord-Sud se trouve en effet interrompue durant la traversée de l’agglomération lilloise (cf. partie 4-2-2), ce qui pose des problèmes au niveau du transit mais contribue également à accentuer le sentiment d’un manque d’infrastructures d’écoulement du trafic interne.

946.

Bloqué au sud par Lille et au nord par la frontière belge, ce secteur souffre d’une accessibilité médiocre, une dimension qui sera d’autant plus mise en avant que la crise économique le touchera durement.

947.

C’est cette multiplicité de fonctions qui va faire que l’Etat considère cette réalisation prioritaire – notamment par rapport à un projet concurrent correspondant à l’actuel Antenne Sud de Roubaix (cf. partie 5-2-2).

948.

La construction de Voie Rapide Urbaine est, rappelons-le, une des modalités d’intervention étatique prévue par le Ve Plan (1966-1970).

949.

Contrairement à ce qui s’est passé à Saint-Sauveur, c’est ici le projet routier qui est porteur de l’opération d’urbanisme mais cela n’ôte rien à la volonté de coordonner la politique de rénovation de l’habitat avec l’adaptation de la ville à l’automobile. A Fives, vieille banlieue intégrée sur laquelle l’industrialisation a rejailli notamment entre 1820 et 1850, alors que Lille étouffait dans ses remparts, le paysage urbain de courées et d’îlots serrés d’habitat insalubre n’était guère favorable à la circulation automobile. La rénovation dans la ZAC créée par la CUDL se fera sous les auspices d’un nouvel urbanisme : un urbanisme de dalle qui organise le franchissement de la voie rapide par une dalle de 2.700 m² où se côtoient des commerces, une salle de sport et une voie piétonnière ; un urbanisme-écran qui entreprend la réalisation d’immeubles de bureaux en bordure de la voie rapide afin qu’ils servent d’écran acoustique et visuel au nouveau quartier, tout en fermant les îlots éventrés.

950.

P. GINET, "La gouvernance urbaine, facteur de reterritorialisation des espaces métropolitains : l’exemple de la métropole lilloise", in Hommes et Terres du Nord, 2000/1, p.62.