Une adaptation de Stuttgart à l’automobile précoce mais néanmoins insatisfaisante

Il peut sembler indécent ou cynique de prétendre que, pour Stuttgart, les dommages causés à la ville par la guerre et ses bombardements soient devenus une opportunité pour l’adapter à l’automobile. Pourtant, pour les experts en transport et en urbanisme de l’époque, ces destructions et la reconstruction qui s’engage ensuite constituent bien objectivement l’occasion de réaliser ce qui a été auparavant envisagé sans avoir pu être concrétisé, à savoir le remodelage de la structure et du paysage urbains – notamment dans le centre – pour mieux satisfaire les exigences de circulation et, plus particulièrement, de circulation automobile.

Certes, après-guerre, la question la plus urgente reste d’abord celle du logement. Après s’être dotée en 1946 d’un service chargé de superviser l’ensemble du processus de reconstruction (Zentrale für den Aufbau der Stadt Stuttgart) 951 , la municipalité engage un effort important qui se concrétise par la réalisation d’immeubles standardisés au confort souvent minimal. La ville qui s’ébauche alors se veut d’une densité moyenne, décongestionnée – traduction de la notion d’aufgelockerte Stadt. « Mais la construction de logements débouche directement sur l’urbanisme. » 952 Aussi les experts consultés par le nouveau bourgmestre Arnulf Klett estiment-ils que la reconstruction du centre-ville, que l’on veut exemplaire et emblématique d’une cité moderne, doit s’appuyer sur un réseau de transport modernisé, qui permettra d’orienter ensuite l’aménagement du reste de la ville. 953 Le premier plan de déplacement de l’après-guerre, le Verkehrsgerippeplan de 1947 qui précède –et influence – le volet urbanistique du plan de reconstruction, entreprend donc une transformation substantielle du réseau de voirie, en s’inspirant de plusieurs projets antérieurs qui entrevoient désormais la possibilité de s’affranchir des résistances portées par l’espace urbain hérité. En dépit – ou peut-être en raison – d’une part non négligeable d’improvisation dans les procédures de planification et dans les outils d’aide à la décision 954 , le territoire de l’automobile tend à se développer dans des proportions alors inaccoutumées dans les espaces centraux. En dépassant le simple recours à quelques recettes éprouvées, comme l’élaboration d’un nouveau plan de circulation comprenant la mise en sens unique de plusieurs rues puis la suppression progressive des sens giratoires, l’hypercentre de Stuttgart se livre aux automobiles par des voies élargies, par de nouvelles percées et par le dessin d’un réseau orthogonal qui se substitue aux structures viaires en étoile.

Pour autant, les planificateurs de l’époque, volontiers partisans de la "tabula rasa", se heurtent à des obstacles que la destruction à 80% de l’hypercentre ne laissait guère augurer. En effet, « la continuité la plus subtile et longtemps la plus méprisée [est] celle qu’implique la reconduction des parcellaires » et les restructurations de l’espace central sont en fin de compte limitées par « cette invisible mais essentielle succession » 955 , qui résulte autant de l’attachement à une mémoire que du jeu de la rente foncière.

La reconstruction emprunte en fait une voie médiane entre la conservation de l’héritage urbain et sa conversion à un idéal de modernité. 956 Mais, si le centre-ville ne cède pas corps et âmes aux sirènes du "tout-moderne", l’amélioration de son accessibilité automobile n’en est pas moins franchement réalisée. Corollaire logique de cette orientation, cet espace se transforme fonctionnellement selon les règles de la rente foncière, en écartant les logements et en se dédiant aux commerces et aux bureaux. 957 S’il est aujourd'hui « facile de reprocher à certains responsables municipaux d’avoir fait une politique à courte vue sur le plan de l’urbanisme (…) [en poussant à] la "citysation" de leur centre », il faut bien admettre que « la reconstruction après 1945 ne pouvait guère prévoir le degré de développement » 958 futur des concentrations urbaines. 959 Rien d’étonnant alors à ce que cette première étape de l’adaptation de la ville à l’automobile en ait appelé une seconde, un peu à l’image de l’évolution du city-ring, dessiné durant les années 50 et densifié au cours de la décennie suivante. 960 .

Si les années 60 incarnent une nouvelle phase, c’est d’abord au niveau de changements touchant à l’ensemble du champ urbain. 961 Quinze ans après la fin de la guerre, le manque de logement n’est toujours pas comblé, tandis que la vigueur inespérée de la croissance économique relance la demande d’espace et d’infrastructures. Les projections de population font dorénavant état pour Stuttgart de plus de 800.000 habitants 962 mais l’espace disponible se raréfie près du centre, ce qui occasionne une flambée des prix fonciers. Les théories urbaines de l’après-guerre s’en trouvent remises en cause et laissent place à la conception d’une ville densifiée. 963 Les tenants d’un urbanisme moderne président alors à la construction industrialisée de grands ensembles et à l’édification de nouveaux quartiers, à Stuttgart mais aussi dans de petites communes environnantes car, dans sa quête de réserves foncières importantes et de coûts inférieurs, l’urbanisation tend à revêtir un caractère de plus en plus suburbain. Ces modernistes, en fustigeant les occasions manquées lors d’une reconstruction qui, à leur sens, a opéré une restructuration insuffisante des villes existantes, concourent également à relancer la production d’un territoire pour l’automobile dans l’espace urbain constitué.

Soutenus par une frénésie planificatrice de mieux en mieux encadrée 964 , de nouveaux aménagements cherchent à renforcer l’attractivité de l’hypercentre. Le GVP de 1962 prévoit des augmentations de capacité importantes sur les voies d’accès 965 et de desserte du centre, avec comme dessein la création d’un réseau de voirie rapide qui tient parfois de l’autoroute urbaine. Comme l’élargissement des infrastructures inscrites dans le tissu urbain central apparaît néanmoins de plus en plus délicat, on expérimente – notamment sur la City-Tangente Est du city-ring – des solutions à plusieurs niveaux de circulation inspirées des "fly under" et "fly over" américains : en bordure de l’hypercentre, l’Österreichischer Platz et la Charlottenplatz – qui n’ont aujourd'hui de place que le nom, après leur réaménagement dans les années 60 – sont les deux plus spectaculaires exemples de carrefour séparant et étanchéifiant les flux de circulation, en les superposant. Mais, l’édification du territoire de l’automobile dépasse les seules questions de voirie pour imprégner l’urbanisme dans son ensemble. Dans la continuité du rapport Buchanan, l’adaptation des structures et des formes urbaines apparaît comme un mouvement « que la ville est obligée de suivre et que les architectes les plus lucides vont peu à peu intégrer sous la forme d’un impératif moral, en déclarant qu’il "faut être de son temps". » 966 Pour accompagner la traversée de l’hypercentre prolongeant la B27 au niveau de la place centrale (Planie), la municipalité de Stuttgart entreprend donc entre 1966 et 1969 – à la place du Kronprinzenpalais, détruit pour l’occasion – la réalisation de la Kleiner Schloßplatz, immense dalle recouvrant partiellement le nœud routier et accueillant de nouveaux édifices comme la Württembergische Bank. Présenté comme une solution moderne permettant de superposer les lieux de l’animation urbaine à une voirie affectée aux véhicules, cet aménagement échouera à créer une place vivante et appropriée par les citadins, illustrant une fois de plus les difficultés de cet urbanisme automobile à penser des parcours piétonniers qui restent essentiels à la vie urbaine. 967

Les années 60 voient donc l’automobile accentuer sa pression sur l’espace urbain central, y compris au niveau des dispositifs de stationnement que nous étudierons séparément. Il s’agit d’abord de suivre le rythme de croissance de la circulation, dans une agglomération où les migrations pendulaires vers le centre-ville sont les plus importantes d’Allemagne. Cependant, dès 1965, les estimations de trafic à destination ou en provenance de l’hypercentre sont revues à la baisse, passant de 214.000 à 146.000 véhicules/jour. L’extension du territoire de l’automobile ne s’en trouve pas freinée pour autant. Au contraire, elle apparaît comme le plus sûr moyen de renforcer l’attractivité déclinante de cet espace, dans une agglomération de plus en plus étendue et qui voit se constituer de nouveaux territoires urbains mieux adaptés à l’utilisation massive de ce moyen de transport.

« La défaite allemande de 1945 (en allemand, le Zusammenbruch, l’effondrement) a libéré des forces politiques, économiques et sociales qui ont été amenées à concevoir une nouvelle société ». 968 La reconstruction de Stuttgart donna alors apparemment aux élus et aux techniciens locaux toute latitude pour édifier des villes modernes qui, à ce titre, ne pouvaient qu’accorder à l’automobile une place prépondérante. En fait, derrière cette adhésion résolue à un idéal de modernité, qui tient aussi d’une mission pour laquelle ces agents sont socialement mandatés, se cache une puissante structure d’intérêts qui pousse à une telle évolution. Largement affranchie des contraintes spatiales antérieures, cette structure n’en demeure pas moins partiellement conservatrice, tant l’inertie et les héritages dont l’espace urbain était auparavant le dépositaire restent assez largement ancrés dans les structures sociales, que ce soit institutionnellement à travers la préservation de la propriété foncière ou culturellement à travers l’attachement à une mémoire. Peu à peu néanmoins, les premiers profits tirés de la production d’un territoire pour l’automobile en appellent d’autres, sous le poids d’enjeux accrus par l’expansion économique. Le processus territorial, dont les insuffisances initiales sont alors stigmatisées, est ainsi relancé sous l’égide désormais de l’ensemble des acteurs institutionnels : un État Fédéral, gros investisseur routier qui exerce désormais pleinement ses compétences en matière d’urbanisme ; un Land qui affirme peu à peu ses prérogatives, notamment dans l’aménagement du territoire ; et une commune qui demeure le pivot de toute planification urbaine. Paradoxalement, si cette nouvelle dynamique contribue à accuser la rupture avec les anciennes références urbaines et à marquer profondément le territoire, elle contribuera également par la suite à démontrer – presque par l’absurde – les insuffisances chroniques de la politique d’adaptation de la ville à l’automobile pour certains types d’espaces et elle ouvrira ainsi la porte à des stratégies alternatives au sein du champ urbain.

Ces trois études de cas illustrent bien la pression globale à laquelle furent soumis les espaces urbains constitués avant l’ère de l’automobile de masse. Leur inadaptation fut abondamment fustigée et donna lieu à l’application de politiques ambitieuses de transport et d’urbanisme qui accompagnèrent les transformations de la structure socio-économique et qui mobilisèrent un large panel d’acteurs institutionnels. La production d’un territoire pour l’automobile dépassa alors largement au sein du champ urbain le cadre de ce que l’on nomme aujourd'hui la ville émergente pour envelopper celui de la ville dense antérieure ; la différence entre les deux processus étant, qu’en dépit d’aménagements importants et souvent spectaculaires, l’adaptation des formes urbaines héritées demeura, pour plusieurs raisons, incomplète.

Notes
951.

Ce dispositif institutionnel perdure jusque dans les années 60, au cours desquelles il est remplacé par un service d’urbanisme plus classique (Städtebau).

952.

F. REITEL, Les Allemagnes (RFA et RDA), Armand colin, Paris, 1980, p.137.

953.

Il faudra attendre 1956 pour que le centre ne soit plus envisagé d’une manière tout à fait distincte du reste de la ville et que la planification s’attache enfin à couvrir simultanément l’ensemble du territoire communal.

954.

Il faut dire que la reconstruction se fait en accordant une autonomie importante aux communes, alors que l’affaiblissement de l’Etat est patent dans ces années d’après-guerre où les plans locaux ne sont pas encore véritablement encadrés par des lois fédérales ou régionales.

955.

D. LE COUEDIC, "La leçon des villes reconstruites", in Urbanisme, Hors série n°6, mars 1996, p.32.

956.

un peu à l’image de l’hôtel de ville, reconstruit durant les années 50 avec une façade moderne tandis que le corps du bâtiment conserve son caractère ancien.

957.

Sur ce point, les spécialistes des transports ne s’opposent plus aux logiques de la rente foncière et Pirath, éminent membre du groupe de travail Stadtplanung und Verkehr à la Technische Hochschule de Stuttgart et grand inspirateur du Verkehrsgerippeplan du Generalbebauungsplan, avoue comme objectif le départ d’environ 22.000 habitants du centre-ville.

958.

F. REITEL, 1980, op.cit., p.95.

959.

Pour Stuttgart, la reconstruction s’est initialement engagée avec comme perspective l’organisation d’une ville de 500.000 habitants, un chiffre quasiment atteint en 1939 mais qui se révèle deux fois supérieur à la population de la commune en 1945. Dès 1950 néanmoins, cette prévision sera dépassée.

960.

cf. partie 5-3-2.

961.

Les données chiffrées pour cette période, même si elles ont été recoupées avec d’autres sources bibliographiques, émanent du chapitre intitulé "Planungsutopien der sechziger Jahre", in A. BRUNOLD, Verkehrsplanung und Stadtentwicklung, Silberburg-Verlag, 1992, p.177-197.

962.

Les prévisions de population ont été revues à la hausse au fil des ans, de 500.000 à 630.000 au début des années 50, puis à 770.000 en 1959. Dans les faits, Stuttgart flirtera avec les 650.000 habitants dans les années 60, avant de commencer à perdre des habitants. Le Flächennutzungsplan de 1971 confirmera cette déperdition, en ramenant ses prévisions à 640.000.

963.

Déjà, dans les années 50, les valeurs foncières élevées avaient conduit à la construction d’immeubles plus élevés comme à Stitzenburg à partir de 1953, réalisation très controversée au bas des pentes de la cuvette à proximité immédiate de l’hypercentre. Devant l’arrivée des rapatriés de l’Est et des réfugiés de R.D.A., d’autres programmes avaient également été lancés plus en périphérie.

964.

Le ministère fédéral des transports a en effet conditionné l’obtention de subventions pour la construction de routes fédérales à la réalisation d’un Generalverkehrsplan (GVP) dont la méthode a été arrêtée au milieu des années 50 et instaure notamment une plus grande rigueur des instruments d’analyse et de prévision du trafic. Pour mettre un terme aux estimations quelque peu fantaisistes qui prévalaient auparavant, la loi fédérale sur l’urbanisme de 1960 (Bundesbaugesetz) renforce également cette obligation d’étude rigoureuse avant toute nouvelle réalisation. Enfin, en matière d’aménagement du territoire, la planification locale est étroitement encadrée par la loi régionale de 1962 (Landesplanungsgesetz) ainsi que par la loi-cadre fédérale de 1964 (Bundesraumordnungsgesetz).

965.

cf. partie 4-2-2.

966.

F. CUILLIER, "Modèles et limites de l’après-guerre", in Urbanisme, Hors série n°6, Mars 1996, p.27.

967.

L’Österreichischer Platz et la Charlottenplatz, ces deux "places" du city-ring dont sont exclus les piétons, ont quant à elles recréé des espaces piétonniers souterrains, en les coordonnant avec les stations de métro ou de tramway enterré. La Charlottenplatz se présente notamment comme une véritable plate-forme de transport à trois niveaux : en surface, la B27 coupe le city-ring en direction de la Planie sans la moindre possibilité de traversée piétonne ; sous cette voie, la station de transport en commun permet aux piétons de franchir le city-ring ; enfin, une trémie mène au passage inférieur du city-ring qui assure la continuité de la B14. Autre aménagement du même ordre, le Klett-Passage constitue, en face de la gare, une traversée souterraine du city-ring connectée au réseau métropolitain et traitée cette fois-ci en galerie commerciale. Pour autant, ces différents espaces se réduisent le plus souvent à une fonction d’espaces de transit.

968.

F. REITEL, 1980, op.cit., p.69.