Malgré sa vigueur et ses enjeux, nous avons vu que le processus d’adaptation de la ville constituée à l’automobile s’est toujours heurté à de multiples résistances. Ce qui l’atteint au cours des années 70 va néanmoins au-delà et contribue à le contrarier bien davantage qu’il ne l’a été jusque-là. Si, par bien des aspects, ce sont des facteurs conjoncturels qui freinent alors sa dynamique, notre analyse nous porte à considérer cet épisode comme un tournant et comme le principe d’une remise en cause plus profonde se rapportant à des fragments de l’espace urbain particuliers.
Le développement automobile se retrouve d’abord au cœur des remous provoqués par la succession des deux chocs pétroliers. 969 L’augmentation de la facture énergétique, sur un marché qui est alors un marché de vendeurs 970 , tend à interroger le mode de développement des pays importateurs. D’où certaines hésitations à poursuivre l’extension d’un territoire de l’automobile qui a pour corollaire la majoration du prélèvement pétrolier. Plus globalement, cet épisode conjoncturel conduit à un ralentissement de l’activité économique, qui vient accentuer mais surtout révéler le dérèglement progressif des mécanismes qui ont fait les Trente Glorieuses en France ou le Wirtschaftswunder en Allemagne. Or il en va de l’automobile dans la ville comme de l’économie. « Si la crise de l’énergie a pour effet de modifier certaines grandes tendances de l’économie nationale, elle conduit à poursuivre un mouvement engagé depuis 1968-1969 en matière de transport urbain. (…) [Elle] ne sera plus alors que le prétexte à des mesures qui s’imposent pour bien d’autres causes plus profondes. L’État, les communes, l’administration, les particuliers prennent conscience des limites des solutions adoptées depuis 25 ans » 971 , tandis que la crise économique grève lourdement les capacités d’investissements des pouvoirs publics. La crise est également sociale et englobe tous les maux de la société urbaine, si bien qu’à « l’époque du VIe plan (1971-1975), on invoquait la qualité de vie, la maîtrise de l’énergie, et surtout, la réduction des inégalités de mobilité : il fallait des transports collectifs pour ceux qui n’avaient pas de voiture. » 972 De fait, la réorientation manifeste des politiques de déplacements urbains découlent d’une convergence évidente entre les enseignements retirés de la mise en œuvre des politiques d’adaptation de la ville à l’automobile des années 60 et l’éclosion de nouveaux enjeux et de nouvelles préoccupations lors de la décennie suivante.
En premier lieu, cette réorientation n’est pas étrangère à l’ampleur des résistances rencontrées dans la production d’un territoire pour l’automobile. Cette production exogène, peu en accord avec la structure des espaces urbains hérités, s’est continuellement heurtée à ce « cadre bâti existant [qui] a une lourde inertie, sauf bombardements ou rénovations bulldozer massives » 973 – et encore… car l’inertie des structures spatiales et de la structure générale du champ urbain va bien au-delà de la question du bâti, qui ne constitue en quelque sorte, ainsi que nous l’avons constaté à Stuttgart, que la partie émergée de l’iceberg. Cette forte présence du passé des relations structurales au sein des espaces urbains hérités n’a pas permis à une dynamique territoriale endogène de s’affirmer. Et, de ces années de lutte continuelle pour la constitution d’un territoire, est né le sentiment que « l’adaptation des villes à l’automobile a atteint un seuil de tolérance limite pour les populations » 974 et que le temps était peut-être venu de ménager une ville et des habitants dont on ne peut décidément faire table rase.
Cette nouvelle stratégie apparaît ensuite d’autant plus soutenable que la poursuite du processus d’adaptation de la ville semble de plus en plus hypothéquée par les insatisfactions relevées en termes d’atteinte des objectifs les plus à même de justifier la continuité de la production territoriale : ainsi, les réalisations les plus ambitieuses ne sont-elles jamais parvenues à assurer la fluidité de la circulation automobile dans les espaces de forte concentration des flux. D’où l’ébauche d’un légitime questionnement quant à la pertinence de nouvelles augmentations de capacité sur le réseau de voirie radial, alors que les précédents aménagements de cet ordre ont finalement tenu du tonneau des Danaïdes. Dans ce contexte, la recherche de solutions alternatives afin de résorber les problèmes d’encombrement des espaces centraux devient rapidement une priorité, ce qui revient non plus à poser la question de l’adaptation de la ville à l’automobile mais plutôt celle de l’adaptation de l’automobile à une desserte massive des centres-villes.
Mais les insatisfactions générées par la production d’un territoire pour l’automobile ne sont pas que fonctionnelles et limitées à l’efficacité du système de transport urbain. Elles touchent à l’ensemble du champ urbain, à travers les effets d’un urbanisme entérinant la domination de l’automobile sur des espaces denses dont, par nature, ce moyen de déplacement supporte mal les contraintes. Dans ces quartiers où l’espace est une denrée rare et valorisée, la déstructuration de la ville par le territoire de l’automobile est un constat qui n’est guère sujet à caution. A Alfred Sauvy qui se demande si les constructeurs de voitures n’ont pas finalement « produit inlassablement des m² de surface mobile sans se soucier de savoir si les m² de surface fixe ne pourraient pas venir à manquer » 975 , Gabriel Dupuy répond que « le problème est que, là où on a cherché à remédier avec détermination à cette situation, en élargissant les voies, en créant de grands parcs de stationnement, l’on n’a pas toujours supprimé l’engorgement, mais on a sûrement défiguré la ville, on l’a peut-être tuée. Citons encore Lewis Mumford : "Cela revient à construire… une tombe faite de routes et de rampes de béton recouvrant le cadavre d’une ville" (Mumford, 1964). Non contente de consommer l’espace urbain, l’automobile le dégrade (Merlin, 1991) » 976 , cumulant ainsi des atteintes quantitatives et qualitatives sur le cadre spatial dans lequel elle s’inscrit.
En fin de compte, le frein mis à l’adaptation de la ville à l’automobile s’appuie d’abord sur un contexte propre à des espaces hérités, centraux, denses, qui portent le poids de leur passé, qui se prêtent mal à un usage intensif de l’automobile et qui en supportent difficilement les effets. Il est alors révélateur d’une volonté croissante de préservation et de sauvegarde des formes urbaines existantes, surtout quand ces formes sont celles de "la ville" et non celles de l’espace urbain indifférencié. Il marque ainsi le retour de l’héritage, élément refoulé, au cœur de la réflexion urbaine et le retour à une certaine tradition de la ville européenne.
Puisque « l’automobile tend à disqualifier l’espace de la ville historique » 977 , la contestation s’organise. Pour cela, elle rassemble une mosaïque d’agents qui plaident en faveur d’une nouvelle politique de déplacements : « défenseurs du piéton, de la bicyclette, du transport public, du transport en commun, du patrimoine, mouvements de revendication des "transportés", écologistes, apôtres de la sécurité routière, plus ou moins actifs selon les temps et les lieux, acteurs et représentants, selon Paul Yonnet, d’une "résistance pas si vaine des couches appelées dans ce processus (de démocratisation de l’automobile) à perdre la meilleure part de leur autorité culturelle et commerciale" (Yonnet, 1985). » 978 La cause, même lorsqu’elle apparaît juste, n’est ici jamais totalement désintéressée. Elle s’inscrit en fait profondément dans des stratégies qui se déterminent en fonction de la structure des champs. La contestation protéiforme au sein du champ des déplacements est alors telle que les stratégies des dominés – les exclus ou les "hérétiques" de l’automobile – tendent parfois à rejoindre les intérêts de certains dominants – les possesseurs d’automobile qui craignent la démocratisation de ce moyen de transport 979 . Il est vrai que, par nature, un champ reste non seulement une structure de jeu mais également une structure en jeu. C’est pourquoi il s’agira, au-delà du catalogue des facteurs de résistance à la production d’un territoire pour l’automobile, de définir par la suite si le mouvement de contestation de cette dynamique territoriale participe davantage à la sauvegarde d’intérêts dominants qu’elle n’entend proposer une structure différente du champ urbain.
La production d’un territoire pour l’automobile ne s’est pas limitée à ce qui constitue aujourd'hui le territoire de l’automobile-reine et « il est indéniable que la ville héritée d’un passé plus ou moins lointain s’est adaptée à l’"automobilité". » 980 En revanche, devant les résistances d’abord spatiales à ce processus avant tout social, l’adaptation est demeurée largement incomplète et ne semble avoir réussi à installer qu’imparfaitement les éléments susceptibles d’engendrer une dynamique territoriale endogène. Elle est ainsi parvenue à contester la logique jusqu’au-boutiste de l’automobile-reine. Soucieux néanmoins de la préservation de leur attractivité, les espaces concernés par cette contestation ont alors développé une posture sensiblement différente au sein du champ urbain, une posture qui tend notamment à s’affirmer par des politiques d’accessibilité et de déplacement multimodales.
Le prix du baril passe de 3 à 12 dollars en 1973-74 puis s’élève après 1979 à plus de 40 dollars.
c’est-à-dire un marché où la demande est supérieure à l’offre.
J.C. ZIV, C. NAPOLEON, op.cit., p.133.
J.M. OFFNER, "Politique de la navigation à vue", in Urbanisme, juillet-août 1996, n°289, p.47.
F. ASHER, 1995, op.cit., p.89.
J.C. ZIV, C. NAPOLEON, op.cit., p.3.
A. SAUVY, 1968, op.cit., p.154.
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.47.
PLAN URBANISME CONSTRUCTION ARCHITECTURE, 2000, op.cit., p.10.
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.44.
Une crainte de la démocratisation qui s’exprime notamment par la mise en avant de la notion d’encombrement d’un espace limité, comme le relève Luc Boltanski ("L’encombrement et la maîtrise des biens sans maître", in Actes de la Recherches en Sciences Sociales, 1, 1976).
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.5.