Des plans de circulation aux plans de déplacements

L’instauration en 1971 en France de la procédure des plans de circulation a suscité de vives controverses. En effet, elle paraissait s’intégrer à ces démarches très technicistes, qui « avaient été à l’origine contestées par nombre d’urbanistes, qui y voyaient, non sans raison, le risque d’une évolution urbaine rabattue au rang de sous-produit de modèles informatiques privilégiant l’usage sans frein de la voiture particulière. » 982 En la matière, « l’existence de bataillons d’ingénieurs à la pointe du progrès technique dans le réseau de l’Équipement est d’ailleurs l’un des facteurs explicatifs avancés par certains chercheurs pour rendre compte de l’avènement de la procédure "plan de circulation" (Faivre d’Arcier, Offner, Bieber, 1979). » 983

Même si cette procédure devait en principe prendre en considération différents modes de déplacement et tenir compte des contraintes d’urbanisme et d’aménagement, elle s’est d’abord attachée à résorber les encombrements grâce à une gestion optimisée de la voirie. « La définition qui est alors donnée par la DRCR est la suivante : "Les plans de circulation ont pour objectifs d’assurer un meilleur écoulement du trafic, d’améliorer le stationnement, de protéger les piétons." Une telle définition fait du plan de circulation un aménagement destiné à faciliter le trafic automobile. (…) [Certes] les plans de circulation font partie d’un "programme finalisé de sécurité routière". La plupart des collectivités locales n’y voient pourtant que le moyen d’obtenir des subventions » 984 , notamment pour l’aménagement de leurs carrefours ou de nouveaux feux rouges. Surtout, les plans de circulation se traduisent localement par la mise en sens unique de nombreuses rues, ce qui permet le plus souvent d’augmenter le débit des voies ou encore la vitesse des automobilistes.

Toujours est-il que cet intérêt pour la voirie, par les conflits qu’il met en évidence, contribue parallèlement à ouvrir le débat sur la priorité modale. A Lyon, « le Plan de circulation (1971) est le premier à tenter d’ordonner l’usage de la voie publique, mais toujours du point de vue de l’automobile : véhicules, trafic, stationnement sont les maîtres-mots. Il introduit cependant les notions de sécurité, d’environnement et de qualité de vie. Il conduira à une réflexion sur une voirie réservée au piéton ou aux transports en commun. Le plan de Lyon instaurera une quarantaine de kilomètres de voies réservées aux transports collectifs. » 985 Et, même si l’orientation routière reste largement dominante, on commence à développer dans ces plans une stratégie de protection des espaces centraux. D’où l’idée, énoncée notamment par Lefèvre et Offner 986 , qu’en « subvertissant » une procédure plan de circulation conçue dans une perspective « pro-automobile », les collectivités locales ont été amenées à prendre conscience de la dimension systémique des déplacements.

Il faut néanmoins attendre l’invention des Plans de Déplacements Urbains (PDU) pour que la mise en cohérence des réseaux de déplacement soit réellement formalisée en tant qu’enjeu prioritaire et pour que soit affirmée, dans la réflexion sur les transports urbains, une volonté tangible de décloisonnement. A cet égard, Bernard Jouve et Anaïk Purenne estiment d’ailleurs que c’est surtout au sein des services de l’État que prend corps la formalisation d’une problématique élargie des déplacements urbains. « L’émergence de cette problématique coïncide avec l’apparition d’un milieu professionnel "alternatif", composé en particulier d’ingénieurs-centraliens et de "socio-ingénieurs", qui va se faire l’avocat d’un rééquilibrage du partage de la voirie. » 987

Institués en 1982 par la Loi d’Orientation des Transports Intérieurs (LOTI), les PDU apparaissent en effet comme une rupture conceptuelle fondamentale, invitant à une approche intégrée de l’ensemble des déplacements et de leurs enjeux urbanistiques et sociaux. En ce sens, ils « se distinguent des Plans de circulation, procédure de programmation à court terme des actions d’exploitation de la voirie fortement développée par les municipalités dans les années 70 : en effet leur domaine d’intervention couvre l’ensemble des modes de transport (de la marche à pied au réseau ferré), concerne la coopération intercommunale à l’échelle des agglomérations, et interpelle les politiques locales d’aménagement et d’urbanisme ; ils constituent une démarche de concertation inter-collectivités locales sous la maîtrise des autorités organisatrices de transport urbain. » 988 Ils se présentent donc comme un nouvel outil « de maîtrise et de coordination locale d’actions le plus souvent dispersées jusqu’alors. » 989 Mais l’ampleur des changements pratiques et idéologiques, que suppose une telle procédure décentralisée et fondée sur des diagnostics horizontaux, complique son adoption, à tel point que les décrets d’application n’en sont jamais publiés. Cela n’empêche pas 45 villes de s’engager, entre 1982 et 1986, dans la réalisation de PDU. Cependant, en se désengageant de leur financement en 1987, l’État donne un coup d’arrêt à des plans qui, s’ils ont commencé à jeter les bases d’une approche moins fragmentée, se sont encore résumés pour l’essentiel à assurer la promotion des transports publics et à habiller des projets sectoriels. 990

Il faut alors attendre la Loi sur l’Air et l’Utilisation Rationnelle de l’Energie (LAURE) de 1996 pour que les PDU deviennent une procédure de planification réellement incontournable. 991 C’est ce texte qui rend finalement obligatoire l’élaboration de plans de déplacements urbains pour toutes les agglomérations de plus de 100.000 habitants. C’est donc à la montée des préoccupations sur la qualité de l’air que l’on doit la véritable mise en œuvre d’une démarche destinée à mieux analyser et organiser, par une approche globale et partenariale, les déplacements dans l’espace urbain.

Au niveau des ambitions, cette seconde génération de PDU conserve l’esprit de sa devancière en s’inscrivant dans la perspective d’une politique urbanistique et énergétique globale, désireuse notamment d’approfondir la coordination entre transport et urbanisme à l’échelle de l’agglomération. Dans cette optique, elle s’intègre davantage à l’architecture globale des documents d’urbanisme, en se positionnant à la charnière entre les orientations des schémas directeurs et les mesures de police de la circulation et d’aménagement urbain (POS, ZAC), avec lesquelles est affirmée une exigence de compatibilité. 992 Mais, en exaltant leur dimension environnementale, la loi sur l’air fait aussi évoluer la teneur théorique de ces plans : l’exigence de promotion des transports publics s’affermit ; cette préoccupation s’étend aux modes dits "doux" – par rapport à des critères de pollution et de consommation d’énergie –, comme la marche à pied ou la bicyclette 993  ; un accent particulier est mis sur l’organisation du stationnement selon un usage différencié ; enfin, l’objectif assigné n’est plus d’organiser une « utilisation plus rationnelle de la voiture » mais d’aboutir à « une diminution du trafic automobile ». Au-delà de la nécessité d’un usage coordonné entre les différents modes, la maîtrise des déplacements et la limitation de la circulation automobile sont alors instituées comme moyens de réduire la pollution de l’air dans une perspective de développement durable.

La place nouvellement acquise par les PDU dans le champ urbain se trouve enfin confortée en 2000 par la loi relative à la Solidarité et au Renouvellement Urbains (SRU). Réaffirmant l’importance des plans de déplacements urbains dans la planification locale, la loi SRU renforce également leur portée, en leur donnant un caractère à la fois plus normatif et plus prescriptif. Elle liste les points sur lesquels « portent » désormais les PDU et, par rapport aux « orientations » de la LAURE, introduit la sécurité des déplacements en en faisant une priorité, renforce la prise en compte du transport et des livraisons de marchandises, précise le traitement des questions de stationnement, encourage l’établissement de plans de mobilité dans les entreprises et les collectivités publiques ou encore souligne la nécessité d’une réflexion et d’actions intermodales. Désireuse de garantir que les PDU ne soient pas de simples documents d’intention, la loi SRU impose également la réalisation d’un calendrier des décisions et des réalisations qui engage les collectivités, ainsi que d’un compte déplacements destiné à faciliter l’évaluation des politiques. Outre le renforcement du caractère prescriptif des plans de déplacements urbains par rapport au pouvoir de police et à la gestion du domaine public routier, le législateur peaufine enfin leur articulation avec les documents d’urbanisme : si le PDU définit toujours la politique de déplacements dans le cadre d’un lien de compatibilité avec les Schémas de Cohérence Territoriale (SCOT), comme avant avec les schémas directeurs, il s’impose désormais à l’ensemble du Plan Local d’Urbanisme (PLU) avec une même obligation de compatibilité, et non plus de simple prise en considération.

Il aura donc fallu attendre près de trente ans pour que se dessine, en France, la transition entre une approche en termes de circulation 994 , axée sur les flux automobiles et sur une recherche d’accessibilité maximale au centre, et une réflexion sur les déplacements, intégrant l’ensemble des modes dans une optique d’accessibilité optimale au sein de l’agglomération.

A cet égard, l’Allemagne présente une évolution similaire, mais plus précoce et plus rapide. Des plans généraux de transport 995 (Generalverkehrsplan) des années 60 aux plans relatifs à l’ensemble des transports 996 (Gesamtverkehrsplan) dans les années 70, la rupture est déjà conséquente : les derniers mettent nettement l’accent sur la coordination entre transport et développement urbain, sur une garantie de desserte minimale de tous les espaces urbains 997 et sur la complémentarité entre transports collectifs et voiture particulière grâce à des dispositifs intermodaux qui doivent conduire à une réduction du trafic automobile, au moins à destination du centre. En 1976, le gouvernement fédéral renforce cette orientation, en conditionnant l’obtention de subventions pour les transports collectifs à une conception intégrée des réseaux de transport 998 . Cette dernière sert de base au travail de planification et préconise notamment, autant que faire se peut, l’élimination des nouvelles infrastructures routières qui concurrenceraient directement les axes de transports en commun.

Dans un Land comme celui du Bade-Wurtemberg, la planification des transports, comme la planification urbaine, reste une compétence partagée entre le Land, les Kreise et les communes. Toutefois, grâce à la position très forte dont elles disposent dans le système politique et administratif régional, les plus grandes communes sont à même d’élaborer leurs propres plans de déplacements, sous l’égide d’une constitution qui leur garantit le respect de leur souveraineté et leur accorde le principe de subsidiarité. Jusqu’au début des années 90, « les projets d’intégration des réseaux dépendaient donc de procédures de négociation extrêmement serrées entre les communes, les Kreise et le Land. » 999 Durant la dernière décennie, le Land du Bade-Wurtemberg, en sa qualité de coordinateur et de régulateur naturels, est néanmoins parvenu à peser davantage sur les politiques de déplacements locales non seulement à travers la régionalisation du transport ferroviaire de proximité, instaurée en 1996, mais également par le biais de préoccupations relatives à la qualité de vie urbaine et à la qualité de l’air. Il a ainsi entrepris, au début des années 90, une démarche innovante, qui l’a conduit à définir pour Stuttgart un plan sur la qualité de l’air (Luftreinhalteplan) porteur d’implications en matière de déplacements : le plan fixe un objectif de réduction des émissions polluantes dues aux automobiles et un catalogue de mesures locales, assorti d’un échéancier, allant dans ce sens ; ces mesures vont de la réduction de vitesse sur les grandes axes à une modération de la circulation dans plusieurs quartiers, en passant par la remise en cause des hiérarchies modales grâce à de nouveaux investissements publics. Au final, l’ensemble de ces procédures, alliant les conventionnements de tous ordres avec une forte interdépendance des décisions, a contribué à ce que la translation vers une approche intégrée des déplacements trouve relativement rapidement un écho dans les réalités locales. Mais cette évolution a également suscité l’émergence de questions de plus en plus vives, comme l’intégration des différents niveaux de planification des déplacements et la recherche d’une échelle pertinente ou d’une structure efficace. C’est pour répondre à ces préoccupations qu’a été créé le Verband Region Stuttgart et qu’il s’est vu doté de compétences importantes en matière de planification des transports comme de planification territoriale.

Parallèlement, en France, la portée réelle des plans de déplacements urbains demeure sujette à interrogation. Fondés sur une démarche partenariale, ceux-ci ont cherché à s’imposer par le biais de la large concertation que leur maître d’ouvrage, l’autorité organisatrice des transports urbains, est tenu d’organiser et qui doit permettre de lier entre eux, dans la perspective d’un projet global et cohérent, des acteurs riches de leur domaine de compétence respectif. Cette démarche procède d’une pratique émergente, celle du projet urbain alliant coopération et décloisonnement sectoriel. Son intérêt réside autant dans ses objectifs concrets que dans l’instauration d’une nouvelle logique procédurale destinée à démêler l’écheveau des compétences existantes en invitant les agents et institutions qui en ont la charge au dialogue et à la négociation : « parce qu’il produit de l’expertise, le PDU participe à l’évolution des "référentiels" (des schémas cognitifs qui problématisent la question des transports) ; parce qu’il construit des espaces publics de débat, le PDU transforme les systèmes d’action (au profit éventuel de la cohérence et de la coordination) » 1000  ; mais, ce-faisant, sa teneur voire sa fonction même s’avèrent toujours susceptibles de varier notablement, d’une agglomération à l’autre.

Notes
982.

J.C. ZIV, C. NAPOLEON, op.cit., p.93.

983.

B. JOUVE, A. PURENNE, "Une politique des déplacements urbains en quête d’expertise : les expériences lyonnaises", op.cit., p.84.

984.

J.C. ZIV, C. NAPOLEON, op.cit., p.110. La DRCR est la Direction des Routes et de la Circulation Routière.

985.

C. MONTES, 1992, op.cit., p.287.

986.

C. LEFEVRE, J.M. OFFNER, Les transports urbains en question, Celse, Paris, 1990.

987.

B. JOUVE, A. PURENNE, op.cit., p.86.

988.

P. SKRIABINE, "Planification des infrastructures et de l’urbanisme. L’approche des 30 dernières années", in CETUR, 1993, op.cit., p.86.

989.

P. LASSAVE, "Les plans de déplacements urbains", in Transport Public, septembre 1983, p.93.

990.

Ainsi, ce qui conditionne le lancement du premier PDU lyonnais n’est pas tant la volonté de résoudre un problème de coordination des politiques sectorielles que « d’obtenir l’assurance que l’État s’engage de manière plus ferme que par l’intermédiaire du Fonds Spécial des Grands Travaux auquel émarge le projet de ligne D du métro » (in B. Jouve, A. Purenne, op.cit., p.88).

991.

En fait, une circulaire de la Direction des transports terrestres de 1994 avait préalablement relancé l’intérêt pour cette démarche, en accordant la priorité, en ce qui concerne les aides de l’État aux transports collectifs de province, aux projets s’inscrivant dans une approche globale appuyée par un PDU. En 1996, le CERTU avait alors publié un guide pour l’élaboration de ces Plans de Déplacements Urbains.

992.

les PDU étant considérés comme des plans à moyen terme.

993.

Dans les PDU version LOTI, il s’agissait moins de promouvoir ces modes que d’améliorer leur prise en compte. La nuance peut paraître subtile mais elle est néanmoins importante.

994.

notion plus restrictive que celle de déplacement, considérant le mouvement des véhicules indépendamment de ce qui le produit.

995.

une procédure dont la méthode a été arrêtée par le gouvernement fédéral au milieu des années 50 et qui n’est pas sans rappeler les plans de circulation à la française.

996.

C’est là une traduction approximative mais qui cherche à mettre en relief la volonté de différenciation entre les deux démarches.

997.

sorte de droit au transport avant l’heure, qui vaut pour tous les modes de déplacement mécanisés et qui se défie d’une interdiction pure et simple de la circulation automobile tout en préconisant une desserte minimum en transports collectifs, y compris dans les quartiers où elle est plus difficile et moins performante.

998.

L’expression allemande employée par le Bund est integriertes Nahverkehrskonzept.

999.

M. WOLFRAM, "Le Verband Region Stuttgart et la nouvelle donne des déplacements urbains", in B. JOUVE (dir.), F. DI CIOMMO, O. FALTHAUSER, V. KAUFMANN, M. SCHREINER, M. WOLFRAM, op.cit., p.170.

1000.

J.M. OFFNER, L’élaboration des Plans de Déplacements Urbains de la loi sur l’air de 1996. Le nécessaire renouveau des politiques locales de transport, LATTS, février 2003, p.7.