Avancées, lacunes et ambiguïtés des Plans de Déplacements Urbains

Globalement, on a pu douter un moment de la dynamique réelle soutenant les plans de déplacements urbains dans les villes françaises. En effet, sur les 70 PDU rendus obligatoires par la LAURE, seuls 39 étaient approuvés – et 6 faisaient l’objet d’un projet arrêté – en juin 2001, date à laquelle ils auraient tous dû être adoptés. S’il est difficile de juger positivement ou négativement du fait que deux tiers des PDU imposés par la loi sur l’air aient finalement été finalisés, un élément complémentaire invite cependant à formuler un avis plus amène sur l’intérêt porté à cette procédure : l’observation que plus de soixante agglomérations de moins de 100.000 habitants aient décidé d’élaborer volontairement un PDU, sans y être obligées. Mais que dire de la portée de ces outils de planification, en termes de définition d’une politique de déplacements moins favorable à l’automobile, de la nature réellement contestatrice de leur contenu et de leur transcription opérationnelle ? En la matière, il est possible de relever un certain nombre de points que l’on peut considérer comme des avancées, mais également plusieurs lacunes importantes, ainsi que des ambiguïtés fondamentales qui concourent finalement à dresser un bilan « pour le moins mitigé » 1001 .

Il est vrai qu’à l’heure où une nouvelle vague de PDU doit émerger de la loi SRU, l’impression globale laissée par leurs devanciers demeure contrastée. Certes, ces procédures ont largement contribué à redonner une place de choix à la question des déplacements dans les agendas locaux. Ce-faisant, elles se sont bien traduites par la prise en compte de l’ensemble des modes de déplacements, y compris des modes doux comme la marche et le vélo qui ont ainsi pu bénéficier d’une attention nouvelle. Mais les PDU n’en restent pas moins « souvent qualifiés d’imprécis dans leurs objectifs, de frileux dans leurs actions et de schizophréniques dans leurs orientations » 1002 . Fondés sur des diagnostics qui associent généralement catastrophisme et amnésie, ils tendent à globaliser le passé et ne saisissent jamais l’occasion de procéder à une réelle évaluation des politiques publiques locales : en fait, « lorsqu’il s’agit de parler du passé, seules des tendances générales sont convoquées ; c’est la faute à la "société"… » 1003 Leur objectif prioritaire, la diminution de la circulation automobile, est fréquemment mis à mal, puisque seul le PDU d’Île-de-France vise une réduction des véhicules-kilomètres parcourus en voiture alors qu’il s’agit du meilleur critère en la matière, dans la mesure où une réduction en termes de part de marché peut fort bien s’accompagner d’une augmentation de la circulation. Par ailleurs, la plupart des plans de déplacements urbains entendent atteindre cet objectif sans renoncer à des projets de voirie nouvelle. 1004 Enfin, tout en révélant « une acculturation qui emprunte l’essentiel de ses concepts aux PDU des années quatre-vingt », les PDU de la deuxième génération « développent un discours convenu, faiblement problématisé, puisant dans un stock de solutions peu différenciées, sans réflexion stratégique. » 1005 Ce bref diagnostic témoigne des insuffisances persistantes en matière d’appropriation de la démarche par les collectivités territoriales, insuffisances qui varient néanmoins beaucoup en fonction des contextes et des dynamiques locales.

En matière de plan de déplacements urbains, l’agglomération lyonnaise fait a priori figure de bonne élève, puisqu’elle a été la première à adopter, en 1997, un PDU rendu obligatoire par la LAURE. Il faut dire que la procédure a été engagée dès décembre 1995, soit un an avant le vote de la loi, par la Communauté Urbaine de Lyon avec le soutien du Conseil Général du Rhône, deux collectivités associées dans l’autorité organisatrice des transports urbains de l’agglomération, le SYTRAL 1006 , qui a juridiquement la responsabilité de l’élaboration du plan. A l’époque, les résultats de l’enquête ménages, faisant état d’une nette progression de l’automobile entre 1986 et 1995 y compris pour les déplacements à destination du centre qui ont pourtant bénéficié d’investissements importants en transports collectifs, invitent les élus à relancer la réflexion sur les transports urbains. Dans cette perspective, le PDU apparaît, conformément à la circulaire de la Direction des Transports Terrestres de 1994, comme le support adéquat. Mais, sous l’impulsion de la nouvelle majorité municipale de la ville-centre, l’UDF, qui a pris l’initiative de cette démarche, et de son partenaire à la communauté urbaine, le PS, qui la soutient, le plan de déplacements urbains revêt également une dimension stratégique fondamentale en matière de politique urbaine ainsi que dans le jeu politique local. Cette configuration se traduit par la mise en exergue d’un "Monsieur PDU", Christian Philip, président du SYTRAL, vice-président de la Communauté Urbaine chargé des déplacements et premier adjoint au maire de Lyon, qui cherche ainsi à conforter sa position dans le "microcosme lyonnais" : « peu connu du corps électoral et n’ayant pas de carrière politique sur laquelle s’appuyer, C. Philip compte sur la politique des déplacements pour être plus lisible dans le paysage politique lyonnais. » 1007 Figure de l’entrepreneur politique tel qu’Olson le définit, c’est-à-dire d’un élu prenant en charge la réponse à un besoin collectif latent en espérant en tirer des bénéfices 1008 , il cherche en fait à capter une partie du capital symbolique produit par l’importance de la question et distribué par la structure d’intérêts dominants au sein de différents champs : dans le champ politique, sa collaboration avec les socialistes à la communauté urbaine le pousse à considérer un possible retour du tramway dans l’agglomération ; sa position l’invite également à marquer, dans le champ des déplacements, une rupture significative avec un héritage fondé sur le développement du métro et des infrastructures routières, ne serait-ce que pour se distinguer des héritiers des mandatures précédentes ; et, dans le champ urbain, son attachement à satisfaire de nouveaux besoins s’explique in fine par la possibilité de servir ses propres intérêts, liés aux enjeux spécifiques du champ de production symbolique, en servant de nouveaux intérêts. Au final, ce portage politique incite naturellement le plan de déplacements urbains à se faire plus subversif et à marquer clairement sa distinction avec l’orthodoxie installée.

Les fortes personnalisation et politisation de la démarche ne lui retirent pas son caractère partenarial pour autant. Cela est dû à la limitation de la compétence du SYTRAL aux transports collectifs mais aussi, plus généralement, à la nature de la démarche PDU, qui entend emporter l’adhésion la plus large possible en associant à l’élaboration de son projet politique plusieurs partenaires, des services de l’État à la population en passant par les collectivités territoriales, les associations, les représentants du monde économique ou d’intérêts catégoriels. Le comité de pilotage mis sur pied par le SYTRAL s’attache alors à baliser et à organiser différents niveaux et modalités de concertation. Enrichie par le diagnostic initial tiré de l’enquête ménages, la phase préparatoire du PDU débute par la constitution de neuf groupes de travail thématiques, puis par l’organisation d’un forum regroupant environ 400 personnes issues des milieux politiques, économiques, institutionnels et associatifs de l’agglomération. A partir des propositions et des hypothèses dégagées durant cette première étape, trois scénarios correspondant à « trois stratégies différentes aux conséquences financières, sociales, économiques et d’environnement spécifiques » 1009 sont élaborés par le SYTRAL. Cette méthode, préconisée par le CERTU pour ses vertus pédagogiques, va servir de base au reste de la concertation. Définis en tenant compte des possibilités d’investissement du SYTRAL évaluées pour les dix années à venir, ces scénarios peuvent être résumés ainsi :

C’est finalement ce dernier scénario, le plus ambitieux, qui est plébiscité par la population qui s’exprime lors de la présentation au public 1012 , puis par les élus locaux lors des débats organisés dans une trentaine de communes de l’agglomération. Il sert alors de base au projet de PDU rédigé par le SYTRAL et soumis aux collectivités.

Le plan de déplacements urbains de l’agglomération lyonnaise est définitivement adopté à la fin de l’année 1997. Il définit un certain nombre d’objectifs à dix ans, le seul réellement mesurable consistant à inverser les tendances de la répartition modale en suscitant une régression de la part de marché de la voiture, une augmentation de celle des transports collectifs et du vélo, et une stabilisation de celle de la marche à pied. A bien des égards d’ailleurs, « le contenu du P.D.U. prend davantage la forme d’une charte d’objectifs que d’un catalogue de mesures concrètes et précises. » 1013 Globalement, il entend réduire les nuisances et renforcer la sécurité, tout en maintenant l’accessibilité de tous les secteurs de l’agglomération et en améliorant l’équité du système de déplacements. Il prône plus spécifiquement le développement d’offres alternatives à la voiture particulière, en orientant la politique de déplacements vers un effort en faveur des transports collectifs de surface, afin d’opérer un nouveau partage de l’espace de voirie, et vers une meilleure prise en compte des modes doux. Il intervient également sur le territoire de l’automobile en s’engageant sur un gel de capacité des pénétrantes routières et sur une redistribution de l’offre de stationnement. Tout en restant à un niveau assez général, le PDU exhorte donc, comme l’investissement dont il a fait l’objet pouvait le laisser supposer, à un certain nombre de ruptures significatives avec les pratiques et orientations précédentes de la politique locale de déplacements.

Plus que sa philosophie générale, c’est alors la traduction concrète de ce document de planification et de son catalogue d’opérations potentielles qui pose question. Après l’adoption du PDU, l’institution en charge de la démarche s’est assez rapidement recentrée sur son domaine de compétence et de légitimité, les transports collectifs. Hiérarchisant ses priorités et privilégiant la mise en œuvre rapide d’actions visibles, le SYTRAL a finalement « favorisé la logique du "grand projet", alors même que des capacités d’intégration intersectorielle semblaient se dessiner à son avantage et autoriser la conduite d’une politique significativement plus restrictive à l’encontre des voitures. » 1014 Ce choix a été principalement dicté par l’opportunité de s’engager dans des actions très visibles et à très forte charge symbolique. En cela, il constitue dans la démarche le corollaire logique de l’investissement politique fort d’un élu en quête de reconnaissance. Pour le reste, le plan de déplacements urbains n’a pu véritablement se départir de sa nature peu contraignante, et ce malgré l’institution d’un Comité des Déplacements Urbains censé suivre l’application des engagements de ce document de principe. Certes, afin de retranscrire ses orientations dans les aménagements territoriaux, le PDU a été suivi de l’adoption de chartes piétons et vélos ou encore de l’élaboration de plans de déplacements de secteurs déclinant localement la hiérarchisation générale du réseau de voirie de l’agglomération. Mais la possibilité de produire une politique globale des déplacements reste toujours « renvoyée à des mécanismes incrémentaux qui ne s’établissent pas à l’échelle de l’agglomération, mais bien davantage à l’échelle de la commune, échelon clé de mise en œuvre des objectifs du P.D.U.. Or, à regarder de plus près ce qui se passe dans les communes de l’agglomération lyonnaise, les acteurs chargés de la mise en œuvre de la politique des déplacements urbains semblent bien, de concert, ignorer superbement les exhortations du P.D.U. à pénaliser la circulation des automobiles. » 1015 Dans ce contexte, les ratés dans le suivi de la procédure, illustrés par le progressif abandon stratégique des dispositifs d’évaluation, n’ont fait qu’enterrer le dernier espoir de pérenniser les logiques de coopération introduites par le plan de déplacements urbains et de coordonner enfin les multiples décisions qui font la politique de déplacements.

Le PDU de l’agglomération lilloise est, pour sa part, adopté en juin 2000 et, s’il apparaît sensiblement différent de celui de Lyon, c’est d’abord en raison de la fonction qui est la sienne dans la planification locale. Dans le contexte de la métropole du Nord, il est en effet envisagé avant toute chose comme un volet du schéma directeur portant sur une thématique plus spécifique, les déplacements. Dans l’avant-propos du projet de PDU, on peut ainsi lire : « le schéma directeur a planté le décor en matière d’aménagement et d’urbanisme pour les vingt années qui viennent. La métropole veut à présent, avec le PDU dont elle a la maîtrise, mettre en scène la pièce dans laquelle vont évoluer les hommes et leurs marchandises. » 1016 De ce fait, l’élaboration de différents scénarios apparaît inutile aux édiles car la ligne directrice est définie par le schéma directeur, qui reste le document stratégique fondamental, et le PDU doit simplement la décliner. Moins chargé en exigence stratégique et ne bénéficiant pas du même portage politique qu’à Lyon, le plan de déplacements urbains a alors comme souci prioritaire de produire de l’efficacité planificatrice et, pour ce faire, cherche à concilier ambition et pragmatisme.

Cette volonté de conciliation de deux attitudes souvent antagoniques se retrouve dans les objectifs que se donne le PDU. Celui-ci ambitionne en effet de parvenir, à l’horizon 2015, à une stabilisation de la circulation automobile. Cet objectif, qui peut sembler modeste a priori, compte en réalité parmi les plus ambitieux des PDU français car il n’est pas envisagé en part modale mais en valeur absolue. Or, en la matière, un scénario "fil de l’eau" prévoit une progression du trafic automobile de 30% sur 15 ans. Une stabilisation nécessite alors d’opérer à la fois une réduction du nombre de déplacements effectués quotidiennement en voiture par chaque habitant et une limitation de l’accroissement des distances parcourues. Le PDU se fixe également plusieurs autres objectifs mesurables, comme le doublement de l’usage des transports collectifs et du vélo d’ici 2015. Par ailleurs, afin de replacer l’action dans un moins long terme, il arrête un certain nombre de projets à réaliser d’ici 2006. Toujours par souci d’efficacité et de réalisme, il intègre enfin une estimation financière des mesures préconisées et prévoit un premier temps fort d’évaluation, avec la réalisation aujourd'hui décidée d’une enquête ménages déplacements au printemps 2005.

Un des traits marquants de la procédure pilotée par la CUDL 1017 est ensuite son degré d’intégration dans l’architecture de la planification urbaine. Inspiré du schéma directeur, le plan de déplacements urbains contribue aussi à préparer la révision du plan d’occupation des sols – entamée en 1999, avant de se transformer en réalisation d’un plan local d’urbanisme – en concourant à y revaloriser la place des déplacements. Dans ce cadre, les orientations du PDU apparaissent particulièrement axées sur des questions d’aménagement. Pour atteindre les objectifs qui sont les siens, il prône l’organisation d’une ville des courtes distances, fondée notamment sur une densification et une plus grande mixité des espaces urbains. Quant à la modération du trafic automobile et au partage de la rue qu’il envisage, ils doivent surtout découler de l’évolution des pratiques d’aménagement local, même si l’amélioration des offres de déplacement alternatives n’est évidemment pas absente du plan. Dans cette optique, une charte définissant le principe de micro-PDU vient compléter le document principal. Elle vise à promouvoir un renouveau significatif des démarches, fondé sur la transversalité des pratiques d’aménagement et la cohérence des projets locaux avec le PDU d’agglomération. Élaborés à une échelle fine, les micro-PDU doivent faciliter « la prise en compte des préoccupations des déplacements urbains dans les projets d’urbanisme et réciproquement. » 1018 On peut ainsi considérer que « les responsables de la communauté urbaine tentent d’utiliser le PDU et les options qu’il véhicule – doublement de l’usage des transports en commun, accès desserte multimodale – pour faire admettre par les communes les orientations d’urbanisme qui y correspondent » 1019 et qu’ils essaient d’en faire une sorte de substitut technique à un certain défaut de prise en compte des grands enjeux d’agglomération. Tout en cherchant à s’appuyer sur une modification concrète des conditions de déplacements, le plan de déplacements urbains apparaît donc comme indissociable des projets d’urbanisme de la métropole. Si, à Lyon, cette articulation avec un projet global de ville est essentiellement envisagée en amont à travers la construction de scénarios mêlant déplacements et développements urbains, à Lille elle se confirme davantage en aval par l’intermédiaire des déclinaisons territoriales du PDU qui cherchent, au-delà de la riche période initiale de concertation, à favoriser son appropriation et sa traduction locales. En cela, par sa volonté de donner enfin corps à une approche transversale intégrant déplacements et urbanisme, la démarche se révèle particulièrement innovante.

Néanmoins, cette implication stratégique forte dans le champ urbain, aussi intéressante soit-elle, ne nuit-elle pas à la charge subversive du PDU dans le champ des déplacements ? Ou, pour dire les choses plus simplement, tout à son désir d’imprégner les pratiques locales d’aménagement, le PDU n’est-il pas finalement incité à modérer sa contestation de la place de l’automobile ? En matière de déplacements proprement dits, son « objectif prioritaire est le partage de la voirie » 1020 et, dans ce cadre fatalement subversif, il accorde une attention particulière aux modes alternatifs à l’automobile, aux piétons, aux deux roues et aux transports collectifs de surface. Ces considérations particulières sont appuyées par des documents techniques de référence destinés, à l’image des micro-PDU, à concrétiser les orientations du PDU sur le territoire métropolitain : il s’agit de la charte piétons vélos, de la charte bus et de la charte modération de la vitesse. Le prix ADEME-GART 2001 viendra d’ailleurs récompenser la communauté urbaine de Lille pour sa prise en compte innovante de la marche et du vélo dans son plan de déplacements. En revanche, les entreprises contestatrices du PDU lillois se trouvent limitées par sa faible immixtion dans le dessin du réseau de voirie d’agglomération. Alors même que ce réseau constitue un élément prépondérant de la politique de déplacements et un support important des mutations spatiales, le plan de déplacements urbains se refuse à remettre en cause les infrastructures routières inscrites dans le schéma directeur et censées améliorer l’accessibilité des espaces de la métropole. En ce sens, il tend finalement à promouvoir, au-delà de la réalisation annoncée d’une ville de proximité, « l’image d’un espace structuré par la mobilité, en particulier à travers la notion de "pôles d’échanges" : lieux déterminés qui permettent à l’usager de passer d’un mode de transport à l’autre. » 1021 Promus au rang de vecteurs d’identité et d’unité à l’échelle de la métropole, ces pôles et les logiques qui les sous-tendent en disent beaucoup sur les choix opérés dans le champ des déplacements. Ils traduisent la duplicité d’une stratégie qui cherche à étendre l’éventail des modes pris en considération sans véritablement trancher en défaveur d’un de ceux-ci. En fait, même s’il promeut des mesures en faveur des modes alternatifs à l’automobile et s’il s’évertue à en imprégner les pratiques d’urbanisme, le PDU peine encore à inspirer une véritable politique globale des déplacements et à rompre avec « la juxtaposition d’une politique routière et d’une politique de transport en commun. » 1022 Ironie de l’histoire, c’est d’ailleurs pour une absence de réponse à des observations mettant en cause les contournements autoroutiers de la métropole qu’en mai 2003, le tribunal administratif annule pour vice de forme le PDU lillois.

A Stuttgart enfin, on a vu que la création du Verband Region Stuttgart constituait le dernier avatar en date d’une longue histoire de planification des transports, qui a tenté de s’établir à une échelle dépassant celle de la ville-centre et avec un souci de coordination entre les différents modes. Les défauts persistants de coordination observés dans la transcription de ces orientations ainsi que les difficultés récurrentes de déplacements rencontrées dans l’aire métropolitaine de Stuttgart ont alors incité les acteurs institutionnels à rechercher un nouveau système capable d’assurer la cohérence des politiques de déplacements et des politiques urbaines. « L’initiative d’un débat sur les nouvelles formes de coordination à mettre en place pour traiter cette question des déplacements urbains a été prise par le gouvernement du Land du Bade-Würtemberg au début des années 1990. (…) Toujours dans le désir d’établir un consensus et de bénéficier en retour d’un leadership institutionnel sur la question, le Land invita à la table des négociations d’autres institutions publiques, parapubliques ou privées (communes, Kreise, chambre de Commerce et d’Industrie, syndicats de salariés et d’employeurs, SSB, DB et autres opérateurs de transports collectifs). (…) Un rapport final fut ainsi élaboré qui reçut le statut de projet de loi et fut déposé par la suite devant le parlement du Bade-Würtemberg en avril 1994 (WMBW 1993). Cette loi posait les fondements de la création de l’Association de la Région de Stuttgart (Verband Region Stuttgart – VRS). » 1023 Une des premières décisions de cette nouvelle institution fut d’engager le réalisation d’un plan régional de transports (Regionalverkehrsplan) en 1995. A l’époque, cette démarche répond plus qu’elle ne contribue à la mise sur agenda des questions de déplacements car, dans le contexte de crise économique que connaît alors la région de Stuttgart, les conditions de mobilité sont considérées comme un problème épineux et stratégique pour la compétitivité de l’agglomération. Travailler à un plan régional de transports apparaît donc comme le moyen idéal pour donner corps à l’idée de région urbaine et pour permettre à la nouvelle institution régionale de s’affirmer. Mais cette volonté s’inscrit également dans la recherche d’un nouveau point d’entrée dans les politiques de déplacements. Derrière le changement d’échelle, il y a aussi l’idée que la planification des transports ne peut être envisagée indépendamment de la planification territoriale. C’est pourquoi le plan régional de transports est développé de manière conjointe avec le plan de développement métropolitain chargé d’identifier les axes de croissance en termes de localisation d’habitat et d’activités industrielles, ce qui constitue une première en Bade-Wurtemberg. Il s’inscrit alors dans une démarche marquée non seulement par le souci d’engager une action intégrant l’ensemble des modes de déplacement mais aussi par la volonté de coordonner cette action avec les mutations de l’organisation spatiale.

L’élaboration du plan de déplacements de la région de Stuttgart va durer six ans, au cours desquels se déroule un processus associant notamment collecte de données, analyse de secteurs spécifiques et conception de scénarios destinés à évaluer l’impact de différents systèmes de transport sur les structures spatiales résidentielles et économiques de la région urbaine. En mars 2001, trois ans après le vote du plan de développement métropolitain, il est enfin adopté par l’assemblée du Verband Region Stuttgart à une très large majorité. S’il définit de grandes orientations en matière de stationnement, de gestion et de tarification des déplacements ou encore de transport de marchandises, il se veut également très opérationnel en établissant un classement des différents projets de transports. Ainsi, les priorités définies en matière d’infrastructures routières, de transports collectifs et de liaisons piétonnières ou cyclables sont répertoriées selon une hiérarchie à trois niveaux : les projets les plus urgents à l’horizon 2010, qui doivent s’imposer aux autres documents de planification ; les projets urgents ; et les projets correspondant à un besoin ultérieur. Ces choix traduisent pour partie les priorités du Bund et du Land sur le territoire régional mais ils sont aussi le fruit d’une longue concertation avec les acteurs locaux. Tout en se prévenant de définir une politique de déplacements à partir de la simple addition de tous les projets existants, cette concertation cherche à faire émerger des intérêts communs. Dans ce cadre, les élus du Verband Region, institués pour être des coordonnateurs, ne tranchent que dans un petit nombre de cas, quand aucune solution commune n’a été trouvée. De cette logique de négociation naît, du côté des acteurs communaux ou cantonaux, un intérêt certain à trouver un consensus. Cette recherche du consensus contribue à faire des déplacements un thème d’action régional et à inscrire cette question dans une planification pyramidale soucieuse de cohérence. Mais, dans le même temps, elle ne permet pas d’opérer des choix modaux radicaux : les quelques 700 millions d’euros de coût estimé, correspondant aux projets de transports collectifs jugés les plus urgents 1024 , apparaissent certes comme un effort financier d’une nouvelle ampleur pour le développement d’alternatives à l’automobile ; cependant, avec 1,6 milliards d’euros pour les projets de première urgence, le secteur routier demeure largement prépondérant et l’objet d’attentions soutenues. Ce défaut de priorité stratégique alternative en matière de déplacements est d’ailleurs invoqué par quelques rares opposants, comme les écologistes, pour expliquer leur rejet d’un plan régional de transports qui continue à associer l’amélioration du maillage routier au développement des autres réseaux. D’autres soulignent enfin à leur façon l’écart qui peut exister entre les orientations du plan et sa transcription, comme l’élu libéral à l’assemblée régionale Hans Reinhard Schäfer, dans une formule qui pourrait presque lui tenir lieu de profession de foi politique : « die einen planen, die anderen bauen » ; les uns planifient, les autres construisent… En effet, le Verband Region Stuttgart ne met lui-même en œuvre qu’une petite partie des décisions inscrites dans le plan régional de transports, celles relatives au S-Bahn, le RER local. Pour le reste, un peu à l’image des processus en cours pour les PDU en France, la réussite de cette nouvelle procédure de planification tiendra notamment aux logiques de concertation et d’action qu’elle saura impulser.

Au moment où nous écrivons ces lignes, il est sans doute un peu tôt pour juger des avancées concrètes initiées par les plans de déplacements urbains. On peut cependant observer qu’en dépit de leur volonté de porter un projet urbain partagé, ces plans échappent encore difficilement au fractionnement des compétences qui continue de caractériser les structures décisionnelles et au sujet duquel Marc Wiel observe qu’à « la balkanisation du politique correspond celle de l’organisation technique au sein des appareils institutionnels, qui viennent trop souvent handicaper toute prospective transversale. Les logiques sectorielles prévalent trop souvent dans les processus décisionnels, et cela est autant affaire d’organisation que de cultures professionnelles trop spécialisées, et donc relativement ignorantes de leur impact sur le contexte s’il se situe hors de leur champ de responsabilités. » 1025 Cette relative inertie des jeux d’acteurs est également largement immanente aux positions occupées au sein des champs constitués. De nombreux agents ont en effet intérêt à la préservation de la structure du champ dans lequel ils s’inscrivent, dans la mesure où elle est elle-même distributrice de capital. La fragmentation technique et politique peut ainsi être envisagée comme une organisation du champ des déplacements et du champ urbain, susceptible de donner à certains de ces agents une réelle visibilité et autonomie d’action. Tous n’ont donc pas objectivement intérêt à aller vers plus de coordination, même si leur quête d’indépendance obéit à des logiques de pouvoir qui peuvent se révéler parfaitement antagoniques avec des logiques d’efficacité. La négociation et l’amorce de collaboration portées par l’élaboration des PDU apparaissent alors comme des pratiques encore assimilées, par beaucoup, à une perte de compétence et de pouvoir dont ils seraient victimes en s’y soumettant. C’est sans doute là une des explications aux difficultés rencontrées pour pérenniser ces pratiques dans des dispositifs de suivi efficaces et, plus largement, une des limites actuelles aux évolutions initiées par les plans de déplacements urbains.

Dans l’agglomération lyonnaise, la révision du PDU, lancée en 2003, constitue aujourd'hui l’occasion de donner une nouvelle dynamique à la démarche. Néanmoins, si Lyon se range à nouveau parmi les villes pionnières en France pour cette procédure de révision, c’est d’abord pour des raisons relatives à l’architecture de la planification urbaine, telle qu’elle a été réactualisée par la loi SRU. En l’occurrence, c’est le lancement des travaux du PLU – qui doit succéder dans le Grand Lyon à un POS dont la dernière mouture a été annulée par le tribunal administratif – qui a poussé à la mise en révision parallèle du PDU. Simplement, cette concordance de temps entre les deux procédures tient sans doute moins à une volonté appuyée d’approfondir les relations entre transports et urbanisme qu’à la nécessité d’assurer la compatibilité des prescriptions relatives notamment aux normes de stationnement privé. Le PDU nouvelle version ne sera pas pour autant exempt d’enjeux en matière de politique de déplacements. Avec le précédent, la révolution a été proclamée, même si c’est en des termes qui demeurent mesurés. Mais, comme souvent dans de tels cas, au petit matin du grand soir, tout reste à faire ou presque. Fidèle à l’esprit de son prédécesseur, le nouveau document s’inscrit alors dans une perspective que l’on pourrait facilement qualifier de post-révolutionnaire. Il entend gérer les acquis de la démarche initiée en 1997, poursuivre les réalisations engagées en cinq ans d’actions et relancer celles qui ne l’ont pas été. Dans ce cadre, il vise également à mieux répondre à ce qu’il nomme les besoins de proximité, par l’intermédiaire de mesures pas forcément spectaculaires mais porteuses de réels impacts sur les déplacements. A bien des égards, le nouveau PDU fait donc preuve d’une modestie ambitieuse. Pour promouvoir une politique de déplacements conciliant l’affirmation de quelques grands principes avec une exigence de proximité, il fait enfin un pari, celui de la pédagogie. Au-delà de ce nouveau moment de concertation et du travail partenarial dont il sera le fruit, le document qui devrait être définitivement adopté en 2005 mise sur l’information, la communication, la sensibilisation de la population, des techniciens et des élus pour faire partager ses choix. Il espère ainsi se donner les moyens d’une déclinaison plus forte des orientations qu’il portera. Et, ne serait-ce qu’en cela, il apparaît finalement révélateur de la condition actuelle des plans de déplacements urbains, qui ont été globalement annonciateurs de ruptures significatives mais qui souffrent encore d’un défaut de coordination des actions effectivement engagées, témoignant du travail qu’il reste à faire pour que la politique des déplacements soit plus fortement déterminée par ces documents d’orientation.

En attendant, même si ces démarches peinent à remettre en cause une logique automobile, il est difficile de nier les avancées dont elle se révèle, plus ou moins virtuellement, porteuse. Élargissant indubitablement la réflexion sur les modes de déplacements urbains, elles s’inscrivent notamment dans une réorganisation de l’usage de la voirie, que ce soit en participant à la relance des projets de transport en commun en site propre ou en oeuvrant à une meilleure prise en compte des modes doux dans les politiques d’aménagement.

Notes
1001.

ibid., p.5.

1002.

J.M. OFFNER, 2003, op.cit , p.5.

1003.

J.M. OFFNER, "Les « suivis » des PDU : hasards et nécessités", in Metropolis, n°108-109, 2002, p.117.

1004.

En cela, ils peinent à rompre totalement avec les Dossiers de Voirie d’Agglomération (DVA).

1005.

J.M. OFFNER, 2003, op.cit, p.5-17.

1006.

Syndicat mixte des Transports du Rhône et de l’Agglomération Lyonnaise.

1007.

B. JOUVE, A. PURENNE, op.cit., p.100.

1008.

Ce concept d’entrepreneur politique est repris par Bernard Jouve et Anaïk Jurenne pour analyser la stratégie de Christian Philip. Pour en savoir plus sur le sujet, voir M. OLSON, Logique de l’action collective, PUF, Paris, 1987.

1009.

SYTRAL, Le Plan des Déplacements Urbains de l’agglomération lyonnaise. Trois scénarios pour un débat, septembre 1996, p.35.

1010.

ibid., p.53.

1011.

SYTRAL, 1996, op.cit., p.79.

1012.

Sur les 10.600 opinions exprimées lors de la présentation organisée de septembre à novembre 1996, le scénario C a recueilli 68% d’opinions favorables, loin devant le scénario B (près de 20%) et le scénario A (5%) – la proportion restante étant constituée d’opinions mixant plusieurs scénarios, pour l’essentiel le B et le C. Même si la mobilisation de plusieurs associations a contribué à ce résultat et si le pourcentage d’avis recueillis reste faible, le choix des personnes qui se sont prononcées n’en est pas moins net. Christian Philip l’accueille toutefois avec prudence : « je n’en tire pas de conclusions définitives ; l’exposition, à caractère pédagogique, les incitait à ce choix volontariste » (in Transport Public, novembre 1996, p.42).

1013.

B. JOUVE, A. PURENNE, op.cit., p.101.

1014.

ibid., p.105.

1015.

ibid., p.107.

1016.

Communauté Urbaine de Lille, Direction Générale des Services Opérationnels, Plan de Déplacements Urbains, Projet de PDU de Lille Métropole adopté le 8 octobre 1999, p.6.

1017.

Contrairement à ce qui se passe à Lyon sous l’autorité du SYTRAL, le comité de pilotage du PDU lillois est composé exclusivement d’élus communautaires. Dès 1995, un poste de vice-président délégué au Plan de Déplacements Urbains a été créé à la Communauté Urbaine et confié à M. Astier. C’est au sein du comité technique que la procédure s’ouvre ensuite à des partenaires extérieurs.

1018.

Communauté Urbaine de Lille, Plan de Déplacements Urbains de Lille Métropole. Charte Micro-PDU, juin 2000, p.3.

1019.

A. DANET, in Actes du séminaire des Acteurs des transports et de la ville d’octobre-novembre 1998, Les transports et la ville. Les réponses possibles, Presses de l’école nationale des Ponts et chaussées, Paris, 1999,p.168.

1020.

Catherine GANTER, chargée de mission PDU à la CUDL, in Transport public, juillet 2000, p.20.

1021.

D. FLEURY, "Les nouvelles valeurs de la relation entre la ville et l’automobile", in INRETS, SEGUR. L’intégration de la sécurité routière dans la gestion urbaine, 2003, p.3.

1022.

F. AMPE, "Transport, forme urbaine dans le schéma directeur de Lille Métropole", in Actes du séminaire des Acteurs des transports et de la ville d’octobre-novembre 1998, op.cit., p.190.

1023.

M. WOLFRAM, op.cit., p.172-174.

1024.

Ce chiffre n’intègre pas le coût du projet pharaonique, d’envergure nationale voire européenne, relatif à Stuttgart 21, vaste opération programmée de réorganisation de la desserte ferrée et de la gare de la capitale souabe.

1025.

1996, op.cit., p.85.