Chapitre 8. Le stationnement, outil privilégié d’une contestation émergente ?

Il se pose évidemment la question de savoir si le stationnement doit occuper une place à part dans l’évocation d’un territoire urbain de l’automobile. A notre sens, cette question appelle une réponse nuancée.

On a suffisamment mesuré aujourd'hui ce qu’il y avait à perdre à envisager séparément les questions de circulation et de stationnement, tant cette posture s’est révélée réductrice et fallacieuse. Elle procède en fait de l’opposition qui s’est rapidement construite entre ces deux temps du parcours automobile, à travers leur mise en concurrence – compréhensible mais aussi largement factice – pour l’occupation d’un même espace, la voirie. 1282 Cette opposition a longtemps imprégné les pratiques urbanistiques, notamment françaises, en encourageant des logiques sectorielles qui ont contribué à isoler la réflexion sur le stationnement et finalement à l’appauvrir. Il ne s’agit donc pas uniquement de mieux penser aujourd'hui ce que l’on a eu trop tendance à négliger – l’automobile immobile, cet "état secondaire" qui représente pourtant en moyenne plus de 95% de sa condition quotidienne 1283 –, il s’agit également de restaurer la continuité théorique entre circulation et stationnement 1284 et de proposer une lecture synthétique et combinée de ces deux dimensions, en soulignant la complexité des rapports dialectiques qui les unissent.

Ce faisant, les dispositifs de stationnement s’insèrent indiscutablement dans le dessin d’un territoire de l’automobile qui, de façon évidente et immédiate, s’impose d’abord à l’espace urbain « par l’exigence d’un réseau de circulation à chaussées de gabarits différents suivant la répartition des flux et par l’immobilisation de surfaces de stationnement. » 1285 Ces dispositifs constituent en effet autant de points d’ancrage totalement indispensables à l’accomplissement des promesses d’accessibilité automobile et à l’organisation d’un territoire qui n’est pas que circulatoire. On peut donc considérer que « le stationnement est le service de base pour l’automobiliste » 1286 et, au-delà, qu’il représente « un élément clé de la politique des déplacements : les citadins qui possèdent une voiture et qui disposent d’une place gratuite de stationnement à leur destination choisissent rarement le transport public pour se déplacer. Il s’agit là d’une distorsion majeure de la concurrence entre les modes de transport urbain en faveur de l’automobile. » 1287 Vue sous cet angle, la réservation d’espaces de stationnement au sein du tissu urbain tend à apparaître comme l’expression peu équivoque de la logique territoriale de l’automobile-reine. Toutefois, « si le stationnement des véhicules particuliers pose peu de problèmes en zones périphériques peu denses où l’espace ne manque pas, il n’en est pas de même dans les zones denses et particulièrement dans le centre des villes où la concurrence est vive pour l’usage de l’espace » 1288 . Aux enjeux en termes de gestion des déplacements s’ajoutent alors des enjeux de dynamique et d’aménagement urbains.

Dans ces espaces marqués par l’impossible adaptation de l’offre à la demande, le stationnement s’apparente à une ressource rare qui réclame des procédures de gestion spécifiques et incite à l’adoption de stratégies d’orientation de l’offre. C’est sans doute en cela qu’il mérite, si ce n’est d’être isolé, du moins d’être distingué des autres éléments du territoire urbain de l’automobile. En effet, cet outil permet, bien davantage que les infrastructures de circulation, d’engager une action ciblée sur les motifs de déplacement et de différencier les principaux types d’usage de l’espace. Les besoins particuliers de stationnement, émanant des grands groupes d’usagers, sont relativement bien identifiés (voir figure 64) et cela explique largement les enjeux attachés à leur satisfaction. On peut ainsi dresser une typologie des usages, qui illustre parfaitement la diversité des intérêts et des aspirations auxquels la politique de stationnement est censée répondre : le stationnement des résidents s’avère nécessaire au maintien d’une population importante dans la zone dense mais ne peut se limiter au seul stationnement nocturne, sous peine d’agir comme une incitation indirecte à la mobilité automobile ; le stationnement des visiteurs et des clients correspond à un stationnement de courte durée, dont l’importance est amplement rappelée notamment pour satisfaire à des

Figure 64 – Une classification des usagers et des usages du stationnement
Figure 64 – Une classification des usagers et des usages du stationnement

Source : P. GLAYRE, P. CHASTELLAIN, "Le stationnement : du passionnel au rationnel", in TEC, n°119, juillet-août 1993, p.43.

objectifs de préservation du commerce central ; le stationnement de très courte durée pour motif de livraison apparaît également indispensable au maintien des activités économiques dans la ville, tout en comportant un impératif particulier de proximité ; enfin, le stationnement des pendulaires se présente comme un gros consommateur d’espace, dès lors qu’il occupe un même emplacement sur une longue durée, et comme une source importante de congestion et de pollution car il s’accompagne de déplacements qui se concentrent essentiellement aux heures de pointe. Mais, en fin de compte, « la recherche d’une cohérence dans l’organisation du stationnement s’avère beaucoup plus complexe qu’une "simple" hiérarchisation de l’usage de l’offre de stationnement, même si celle-ci demeure l’indispensable base d’une approche gestionnaire. » 1289

Dans les quartiers centraux où ces différents usages coexistent, « l’objectif premier d’une politique de stationnement 1290 est de gérer un équilibre entre ces besoins concurrents, et de traduire les arbitrages nécessaires dans l’aménagement, la réglementation et la tarification du stationnement. Ces arbitrages sont cependant fluctuants, ils traduisent l’état des rapports de force entre les intérêts de différents groupes à un moment donné. » 1291 Ils contribuent donc à préciser la logique du territoire de l’automobile puisque, en situation de pénurie, arbitrer les conflits d’usage du stationnement revient à opérer des restrictions sélectives et amène à une certaine contestation de l’automobile. Comme nous avons commencé à le constater, cette contestation implique un renoncement au mythe de l’accessibilité automobile généralisée mais semble également promouvoir une forme de régulation améliorant l’accessibilité pour certaines catégories d’automobilistes au détriment d’autres. S’il se vérifie sur nos terrains que la gestion du stationnement dégage d’indéniables avantages territoriaux pour certains groupes d’usagers, il restera à juger de la nature de la discrimination opérée et notamment à se demander dans quelle mesure cette gestion participe, ou non, d’une forme de discrimination positive destinée à remédier à des situations de discrimination de fait.

Au terme de cette présentation, il apparaît que le stationnement constitue un thème particulièrement riche, qui donne à voir avec beaucoup d’acuité les logiques qui sous-tendent la production du territoire de l’automobile et les forces qui la guident. Il se dégage en effet une visibilité assez remarquable du jeu des agents impliqués dans la mise en œuvre de la politique de stationnement, de leurs intérêts et de leurs stratégies – même si ces dernières peuvent aussi se traduire par une dissimulation ou une surévaluation des intérêts effectifs. Parallèlement, il faut bien admettre que le stationnement demeure un des domaines pour lesquels les objectifs de la production territoriale demeurent le plus brouillés par les pratiques des usagers, qui s’adonnent volontiers à la ruse et au jeu avec la règle et intègrent assez largement des stratégies – pas forcément conscientes – d’évitement et de détournement des politiques. On se trouve ainsi confronté aux limites de la proposition initiale et quelque part à celles de notre thèse : « toucher au lieu de stationnement d’un individu, c’est pratiquement toucher à sa vie privée, qu’il soit résidant, commerçant ou qu’il ait son lieu de travail dans le secteur considéré » 1292 et, ce qui va in fine donner sens à un territoire de l’automobile socialement produit, ce sont bien les représentations et les comportements des automobilistes. Simplement, le fait que ces représentations et comportements soient également le fruit d’un processus de génération sociale nous semble restaurer ici l’intérêt de notre approche.

« Pour satisfaire ces divers types de demande, une très grande variété d’offres s’est développée qui différent selon la localisation : sur voirie ou hors voirie, le statut juridique : public ou privé, le type d’aménagement : en surface, en structure, ou en souterrain, la durée : limitée ou non, et la tarification : gratuit ou payant (par abonnement ou à tarif horaire constant, dégressif ou progressif). » 1293 Pour traiter de cette question du stationnement urbain à travers ses différentes formes, nous commencerons alors par celle qui symbolise sans doute le mieux l’intrusion du territoire de l’automobile dans la sphère privée : la réalisation de places intégrées aux programmes immobiliers, que ce soit au lieu de résidence ou au lieu de travail. Puis, nous nous intéresserons au stationnement dit public, sur voirie ou en ouvrage, pour lequel les pouvoirs publics disposent en principed’une marge de manœuvre beaucoup plus importante. Enfin, nous élargirons le champ d’action sur lequel se concentre les principaux enjeux des politiques de stationnement, pour étudier le développement des parcs d’accueil périphériques, ces parcs relais qui prennent résolument le parti de l’intermodalité.

Notes
1282.

Au-delà de cette attention apportée à la fonction circulatoire de la voirie urbaine, on peut néanmoins relever tout un faisceau de raisons fonctionnelles, techniques, esthétiques ou ayant trait à la morale sociale et politique, qui ont contribué à opposer circulation et stationnement (in P. BELLI-RIZ, avec la collaboration de B. Vayssière et E. Perrin, Le stationnement résidentiel, enjeux et moyens d’une action publique locale, Rapport Plan Urbanisme, Construction et Architecture, Programme Stationnement résidentiel, décembre 2000).

1283.

dans la mesure où un véhicule individuel circule en moyenne une heure par jour et stationne donc le reste du temps.

1284.

ce que les approches anglo-saxonnes ont d’ailleurs mieux su réaliser. Ainsi peut-on noter par exemple que Colin Buchanan, dans son fameux rapport de 1963, parle de sleeping traffic pour évoquer le stationnement, restituant de la sorte une continuité certaine avec la circulation.

1285.

P. GEORGE, 1974, op.cit., p.94.

1286.

G. DUPUY, 1999, op.cit., p.126.

1287.

H. RAT, in IUTP, Politique de stationnement, 1999, p.4.

1288.

J. VIVIER, "Etat de l’art", in IUTP, op.cit., p.6.

1289.

J.M. JARRIGE, A.M. FOURRIER, J.N. THOMAS, Le stationnement privé au lieu de travail, facteur d’évolution de la mobilité et de la structure urbaine ?, Dossiers du CETUR, janvier 1994, p.9.

1290.

Selon la définition de Françoise Choay et Pierre Merlin : « ensemble des moyens réglementaires et tarifaires visant à tirer le meilleur parti de l’espace dévolu au stationnement » (in F. Choay, P. Merlin, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Presses Universitaires de France, Paris, 1988, p.515).

1291.

P. BELLI-RIZ, 2000, op.cit., p.15.

1292.

P. GLAYRE, P. CHASTELLAIN, op.cit., p.42.

1293.

J. VIVIER, op.cit., p.7.