Le premier de ces enjeux tient à l’importance du marché du produit automobile, qui se révèle stratégique dans les économies des pays industrialisés. Au sein d’une régulation publique traditionnellement dominée par des soucis de développement économique, la politique des transports reste en fait largement surdéterminée par la politique industrielle. Et, comme c’est sur une production et une commercialisation de masse que s’est construite l’économie du bien automobile « caractérisée par de très fortes économies d’échelle » 1679 , il apparaît tout à fait logique qu’un des fondements d’une production et d’une dynamique territoriales spécifiques, « l’expansion de la motorisation ne [puisse] être séparée de l’évolution de l’industrie automobile, en tant que secteur moteur de l’économie. » 1680
Cette industrie, tout en s’étant largement internationalisée et en ayant été marquée par l’émergence de grandes firmes transnationales, continue de s’inscrire dans les champs nationaux comme une composante à haute valeur stratégique, avec notamment des arguments en termes d’emploi qui justifient quasiment à eux seuls que les pouvoirs publics ne lui mégotent pas leur soutien. On estime ainsi qu’en France en 2002, le nombre d’emplois liés au "système automobile" était d’environ 2,5 millions 1681 , en ajoutant ceux proposés par les industries en amont (460.000), les équipementiers (120.000), les divers services liés à l’usage (650.000), la construction et l’entretien des routes (90.000) et les filières transports routiers de marchandises et de voyageurs (plus de 900.000) à ceux offerts par les constructeurs eux-mêmes et qui représentent moins de 8% de l’ensemble (180.000). De toute évidence, « les enjeux sont tels qu’aucun Etat producteur ne peut se désintéresser de la "santé" de "son" industrie automobile » 1682 , et ce d’autant plus que cette dernière possède par essence d’importantes connexions avec d’autres filières économiques, notamment dans les travaux publics ou l’énergie. L’ampleur et la convergence des intérêts en cause amènent alors à évoquer la formation d’un lobby automobile, routier et pétrolier.
Sans céder au « fantasme d’une manipulation illimitée des masses » 1683 , l’existence d’un tel groupe de pression apparaît incontestable et pose la question de son influence sur les principes de régulation publique. Pour Gabriel Dupuy, « le fameux lobby automobile agit surtout comme une caisse de résonance ou comme un amplificateur. Il amplifie ou répercute, en les distordant parfois, des demandes bien réelles. » 1684 Pour autant, il ne faudrait pas réduire la dynamique de développement de l’offre à la réalité d’une demande. Ce serait d’abord oublier que, de son côté, « la demande ne se spécifie et ne se définit complètement qu’en relation avec un état particulier de l’offre et aussi des conditions sociales (…) qui lui permettent de se satisfaire. » 1685 Ce serait surtout négliger le fait qu’au-delà de leurs interactions réciproques, offre comme demande constituent des espaces auxquels s’imposent les structures sociales de l’économie. Tout marché procède en réalité d’une double construction sociale – de l’offre et de la demande –, à laquelle il apparaît que l’État contribue de manière souvent décisive. Dans la mesure où il « est l’aboutissement et le produit d’un lent processus d’accumulation et de concentration de différentes espèces de capital », cet agent institutionnel se trouve en effet en position de peser fortement sur l’état du marché : il est « en mesure d’exercer une influence déterminante sur le fonctionnement du champ économique (comme aussi, mais à un degré moindre, sur les autres champs). (…) C’est dire que, plus qu’aucun autre champ, le champ économique est habité par l’État qui contribue, à chaque moment, à son existence et à sa persistance, mais aussi à la structure des rapports de force qui le caractérise. Cela notamment à travers les différentes "politiques" plus ou moins circonstancielles qu’il met en œuvre conjoncturellement (…) et, plus profondément, à travers les effets structuraux qu’exercent les lois budgétaires, les dépenses d’infrastructure, notamment dans le domaine des transports, de l’énergie, du logement, des télécommunications, la (dé)fiscalisation de l’investissement, le contrôle des moyens de paiement et du crédit, la formation de la main-d’œuvre et la régulation de l’immigration, la définition et l’imposition des règles du jeu économique comme le contrat de travail, autant d’interventions politiques qui font du champ bureaucratique un stimulateur macro-économique contribuant à assurer la stabilité et la prévisibilité du champ économique. » 1686 Mais, au-delà de l’institution et du pouvoir qui est le sien, il s’agit aussi de s’intéresser aux agents qui sont en mesure d’imposer leurs vues à travers elle et aux intérêts qu’elle choisit de défendre. C’est ici que l’existence d’un lobby automobile recouvre toute son importance, dans la mesure où elle renvoie à la position acquise par les activités liées à ce mode de transport dans un champ économique qui reste soumis à un travail de construction collective. En étant inscrites avantageusement dans la structure de ce champ, l’industrie automobile et ses filières connexes contribuent d’autant plus à la reconnaissance et à la prise en compte de leurs intérêts propres qu’elles sont amenées à partager avec les autres agents efficients 1687 , et plus particulièrement avec l’État, des intérêts communs : en règle générale, dans un souci de préservation de la dynamique animant le champ économique, l’institution étatique tend à soutenir la structure de distribution du capital établie et à défendre ainsi la position acquise par les activités liées à l’automobile. Ces dernières se trouvent alors confortées dans leur statut de composante essentielle et emblématique des modes de régulation globale de l’économie : « la notion de fordisme souligne la place qu’a occupée l’industrie automobile dans l’économie des pays industrialisés depuis les années vingt » 1688 et, dans les années 70, lorsque les principes de cette production et de cette consommation de masse sont apparus menacés et supplantés par une organisation plus flexible et plus réactive du système productif, on a commencé à parler de "toyotisme".
Au-delà des évolutions touchant aux modes de régulation des économies capitalistes, il est finalement important de relever l’attachement continu à ce principe implicite énoncé par Henri Ford : « ce n’est pas parce que nous sommes riches que nous avons beaucoup de voitures, c’est parce que nous avons beaucoup de voitures que nous sommes riches. » 1689 En d’autres termes, à travers la place qu’elle occupe dans l’économie comme dans les échanges – sphère où l’idée d’un effet positif de la mobilité sur l’activité est très largement admise –, l’automobile continue assurément à apparaître productrice de richesses. Mais, si elle « constitue un pilier économique et industriel, c’est parce que les sociétés développées l’ont délibérément placée au centre de leur histoire collective du XXe siècle, dont elle restera l’objet significatif et représentatif par excellence » 1690 en même temps qu’un instrument très prisé des politiques publiques.
G. DUPUY, 1995a, op.cit., p.35.
S. REICHMAN, Les transports : servitude ou liberté ?, Presses Universitaires de France, 1983, p.106.
2.464.000 emplois plus précisément, soit environ 10% du total national. Cette estimation des emplois liés à l’automobile est proposée par le Comité des Constructeurs Français d’Automobiles (CCFA), en mobilisant des données CNPA, SESSI, INSEE, SES et URF.
J.P ORFEUIL, 1994, op.cit., p.15.
P. YONNET, 1985, op.cit., p.277.
G. DUPUY, 1995a, op.cit., p.66.
P. BOURDIEU, 2000, op.cit., p.30.
ibid., p.24-25.
Pierre Bourdieu entend, par agents efficients, ceux qui ont assez de poids pour orienter effectivement la politique parce qu’ils détiennent telle ou telle des propriétés agissantes dans le champ.
F. ASHER, 1995, op.cit., p.85.
in C. HARMELLE, Représentation sociale de l’automobile et genèse de la crise, Première partie, D.G.R.S.T., CERFI, août 1980, p.11.
P. YONNET, "L’automobile et l’individualisme démocratique de masse", in B. Duhem, J.L. Gourdon, P. Lassave, S. Ostrowetsky, 1994, op.cit.