Une mobilité urbaine automobile subventionnée

La prégnance d’enjeux d’ordre économique et financier attachés à la place de l’automobile dans la société est également tangible au travers d’éléments touchant plus directement à l’acte de mobilité. En la matière, « le dialogue binaire entre l’automobiliste qui paye ses taxes sur le carburant et les collectivités publiques qui doivent faire des routes a un parfum un peu désuet » 1691 mais il ne continue pas moins à sous-tendre le développement d’une mobilité individuelle motorisée. Comme le rappelle une étude de la Commission des Finances du Sénat français, « le marché automobile reste l’une des locomotives de la croissance, tant par son poids direct (170 Milliards de Francs), que par les effets induits (assurances, garages, réparations, routes…). Outre les retombées économiques, les conséquences budgétaires et fiscales d’un tel développement ne peuvent être ignorées » 1692 et, pour les considérer dans leurs aspects les plus directement liés à l’usage de ce mode, il est nécessaire de réunir dans une même perspective dépenses d’infrastructure et recettes fiscales. Car, au-delà du dialogue contradictoire qu’elles suscitent, ces deux dimensions s’avèrent en mesure de nourrir une même logique, qui dépasse la simple satisfaction des demandes de mobilité pour s’affirmer comme une incitation directe à l’usage de l’automobile.

C’est aux pouvoirs publics qu’échoit la tâche de réaliser les infrastructures nécessaires à l’affirmation de cette logique et, rien qu’à ce titre, les usagers sont loin de détenir toutes les clés d’une mobilité automobile qui relève clairement d’une « économie mixte » 1693 . Comme pour les transports collectifs, les charges financières assumées par la collectivité démontrent bien l’importance des subventions accordées à la voiture particulière et à son utilisation. Selon Pierre Merlin, on peut d’ailleurs estimer « que la subvention à un déplacement en automobile et celle à un déplacement en transport public sont du même ordre de grandeur. » 1694 Il n’empêche que les frais de motorisation et d’utilisation qui restent à la charge des automobilistes ne peuvent être tenus pour négligeables. Dans les dépenses privées qui touchent à la voiture particulière, certains transferts sont même susceptibles d’accréditer l’idée que le réseau routier sans péage ne relève pas d’un usage complètement gratuit, si l’on considère que la fiscalité procède d’une forme de contrepartie globale. « L’automobile est en effet un bien taxé en cascade : sa possession, son utilisation donnent lieu à une fiscalité spécifique qui se superpose à la fiscalité générale (TVA…). Le conducteur, de même que le carburant, est lui aussi imposé. » 1695 Le produit fiscal ainsi engrangé contribue alors à alimenter la suspicion des automobilistes à l’égard des bons offices des pouvoirs publics et plus particulièrement à l’encontre de l’État. Plusieurs éléments objectifs viennent appuyer ce sentiment : d’abord le fait que, pour l’essentiel, ces ressources alimentent le budget de l’État et qu’elles en sont devenues une composante importante, sans être pour autant affectées à une mission précise 1696  ; mais aussi et peut-être surtout le poids impressionnant et croissant de ces taxes dans le prix des carburants, qui constitue un élément auquel les automobilistes sont particulièrement sensibles 1697 . En alourdissant le coût d’usage de la voiture particulière de façon considérable et manifeste 1698 , tangible à chaque fois qu’un automobiliste remplit son réservoir, la fiscalité sur les carburants tend à entretenir chez ces migrants la conviction d’être accablés de prélèvements par l’État. 1699 Et pourtant, depuis les débuts du processus de motorisation de masse, le prix de l’essence a globalement baissé : « ainsi, en France, selon certaines estimations, il aurait diminué de 10% depuis 1950 » 1700 . Pour se dévoiler, cette réalité si peu convenue nécessite de relativiser les hausses visibles des prix – et des taxes – en raisonnant en francs constants et non courants. Certaines mises en perspective aident également à une plus juste appréciation de cette évolution : par exemple, en l’an 2000, le salaire horaire minimum permettait d’acheter deux fois plus d’essence que trente ans auparavant, avant que n’éclatent les crises pétrolières ; ou encore, si le prix du super avait suivi l’évolution du pouvoir d’achat, il se situerait aujourd'hui autour des 15 francs (2,29 euros) le litre. Dès lors, devant tant d’incitations patentes au développement de l’usage de l’automobile, il apparaît bien difficile de ranger l’État parmi les adversaires plutôt que parmi les alliés de ce mode de déplacement et de ses utilisateurs. Sans compter qu’il faut ajouter à cette démystification des automobilistes dans leur statut de martyr la question particulière du prix du gazole, qui a accompagné en France la « diésélisation croissante du parc automobile (moins de 5% des voitures en 1980 », 16% en 1990 et près de 34% en 1999). En effet, si « le propriétaire moyen d’une voiture diesel parcourt 21.000 kilomètres par an, contre 11.000 pour son collègue "à essence" [et si] sa consommation de carburant est beaucoup plus élevée (1300 litres contre 800), son budget carburant n’est pas plus élevé (de l’ordre de 5000 francs par an), et les taxes qu’il verse à l’État sont plus faibles, en raison de la moindre part de la fiscalité dans le prix de vente. Le conducteur d’une voiture diesel verse 15 centimes de taxes pour chaque kilomètre qu’il parcourt, son collègue "à essence" 30 centimes. » 1701 En permettant « plus de mobilité pour le même prix » 1702 , le gazole est donc porteur d’un réel encouragement à l’utilisation de l’automobile, et ce pour des raisons avant tout fiscales.

Ces observations mettent en évidence une stratégie publique visant à maintenir le coût privé des déplacements en voiture particulière à un niveau susceptible d’assurer leur croissance et concourant à faire de l’automobile un moyen de transport de masse subventionné. En milieu urbain, cela est d’ailleurs d’autant plus vrai que, « bien que l’automobiliste apporte une forte contribution aux budgets publics par les taxes qu’il paie sur l’achat du véhicule, sur les carburants, les lubrifiants, cette contribution ne différencie guère, pour l’instant, l’usage citadin et les autres. En termes de taxes, le kilomètre parcouru pour partir en vacances coûte autant que le kilomètre de trajet domicile-travail. Pourtant le kilomètre d’autoroute urbaine revient beaucoup plus cher à construire que le kilomètre d’autoroute en rase campagne. Tout se passe donc comme si l’économie mixte du service automobile en milieu urbain réduisait le coût de l’infrastructure à la charge de l’automobiliste. » 1703

Sans la prévenance dont les pouvoirs publics ont fait preuve à l’égard de ce qu’ils n’ont cessé de considérer comme une industrie pilote et sans l’existence plus ou moins discrète de subventions publiques à l’usage de ce moyen de transport privé, l’automobile-reine n’aurait finalement pu s’affirmer, ainsi qu’elle l’a fait, comme une logique puissante et vivace. Certes, ces soutiens peuvent être considérés comme autant d’investissements dans un instrument générateur de fortes externalités positives, notamment au sein du champ économique et social. Mais l’avènement de l’automobile comme moyen de transport de masse s’est également accompagné d’importants effets externes négatifs touchant plus particulièrement le milieu urbain. Dans ces conditions, l’augmentation de son coût d’usage ressenti apparaît comme une des voies pouvant conduire à une utilisation quotidienne moins prodigue de la voiture particulière. Une hausse notable du prix des carburants, dans le cadre d’un programme d’accroissement de la fiscalité, pourrait alors constituer une mesure qui, en dépit de sa probable impopularité, pourrait notamment se justifier par son inscription dans une stratégie d’internalisation des coûts externes. Car, aujourd'hui, « celui qui utilise peu ou prou sa voiture en ville, ce qui se généralise, paie donc probablement au-dessous de son coût économique le service qui lui est fourni. Si l’on ajoute à ce coût celui des nuisances diverses que l’automobile provoque pour ceux qui ne l’utilisent pas, c’est encore plus manifeste. » 1704

Notes
1691.

J.P ORFEUIL, 1994, op.cit., p.85.

1692.

"La fiscalité et l’automobile", in Bulletin mensuel d’informations économiques et financières de la Commission des Finances du Sénat, n°151, mai 1994, p.15.

1693.

G. DUPUY, 1995a, op.cit., p.39.

1694.

Entretien avec Pierre Merlin, "Automobile, transport en commun : pour une cohabitation harmonieuse", in Transport public, mars 1994, p.33. Or, « si la "vérité des prix" était appliquée, les tarifs des transports urbains devraient être multipliés par deux au minimum » ("Le transport public urbain", in Economie Géographie, n°313, 3/1994, p.7). Dans son Mémento 2000 des transports publics, le GART estime même que les usagers ne paient qu’environ 25% du service de transports collectifs dans les villes de province (les autres financeurs étant les employeurs pour environ 40%, les collectivités locales autour de 30% et l’Etat avec seulement 5%).

1695.

"La fiscalité et l’automobile", op.cit., p.15. La fiscalité portant sur l’automobile n’en reste pas moins assez complexe en raison des très nombreuses taxations que ce mode de transport supporte directement ou indirectement. Ces taxations peuvent faire l’objet de classements multiples : par assiette (le bien, le carburant, le conducteur), par chronologie (l’acquisition, la détention, l’usage) ou encore par destinataire (l’Etat, les collectivités locales). Dans son rapport de 1994, la Commission des Finances du Sénat propose de distinguer une fiscalité générale (fiscalité de droit commun qui s’applique à l’automobile comme à toute autre marchandise), une fiscalité spécifique et la fiscalité sur les carburants. Elle estime alors, pour 1993 en France, le produit total de cette fiscalité à 213 milliards de francs (32,47 milliards d’euros) répartis ainsi : 38,5 milliards (5,87 milliards d’euros) provenant de la fiscalité générale, 23,7 milliards (3,61 milliards d’euros) de la fiscalité spécifique et environ 150 milliards (22,87 milliards d’euros) de la fiscalité sur les carburants.

1696.

Pour juger de l’importance de ces ressources dans le budget national, rappelons simplement qu’elles représentaient en 1993 près de 15% des recettes fiscales de l’Etat et 70% du produit de l’impôt sur le revenu. En 2002, la seule TIPP, augmentée de la TVA sur la taxe, a rapporté 27 millions d’euros à l’Etat, soit 11% de ses recettes fiscales.

1697.

La TIPP (Taxe Intérieure sur les Produits Pétroliers) et la TVA représentent au début des années 2000 environ 75% du prix des carburants à la pompe (selon l’UFIP), alors qu’au début des années 80, cette proportion dépassait à peine les 50% (selon la Commission des Finances du Sénat). Dans l’intervalle, l’augmentation a été relativement continue et régulière. La France se place ainsi en tête des pays de l’Union Européenne pour ce qui est de la part des taxes dans le prix de l’essence. En revanche, elle se situe dans la moyenne européenne en ce qui concerne le gazole, avec 67% du prix correspondant à des taxes fin 2001. En effet, « les différentes composantes de la fiscalité spécifique sur l’automobile (achat, possession, usage…) sont en harmonie avec les cultures nationales » (in J.P Orfeuil, 1994, op.cit., p.31) et cela se traduit aussi bien par des différences de taxation entre les carburants que par une répartition disparate des taxes entre achat et usage.

1698.

Une partie seulement du coût d’un déplacement automobile est directement ressenti par l’usager. Cette partie intègre le coût du carburant associé à d’éventuels coûts de péage et de stationnement.

1699.

Les périodes de hausse des prix des carburants sont particulièrement propices à la résurgence de ce sentiment et de son expression. Ces poussées de mécontentement ne sont pas une spécificité française, pas plus d’ailleurs que leurs tentatives de récupération politique : ainsi, en janvier 2000, la décision du gouvernement allemand d’instaurer, pour financer les retraites, une taxe supplémentaire de 6 pfennigs (3 cents) sur le litre d’essence a suscité, en faisant notamment franchir au litre de super la barre des 2 DM (1,2 euros) dans de nombreuses stations, de vives réactions chez les automobilistes et dans les milieux économiques ; pour souligner encore davantage le poids de la fiscalité dans le prix de vente des carburants, le parti libéral (FDP), grand pourfendeur de la pression fiscale, a lancé à cette occasion une opération de communication remarquée, en offrant pendant une heure dans une station-service de Berlin du carburant sans taxes à moins de 60 pfennigs (31 cents) le litre.

1700.

Entretien avec A. ALEXANDRE (chef de la division des Affaires urbaines à l’OCDE), "La vérité des coûts", in Diagonal n°115, octobre 1995, p.27.

1701.

J.P. ORFEUIL, 1994, op.cit., p.70.

1702.

ibid., p.73.

1703.

G. DUPUY, 1995a, op.cit., p.40. Il convient également de noter que le coût direct du service automobile pèse fortement sur les collectivités locales, qui ont souvent à assumer des charges de plus en plus lourdes en matière d’infrastructures routières alors que l’Etat conserve l’essentiel des recettes fiscales liées à l’automobile.

1704.

ibid., p.40.