Des techniques de régulation de la circulation à la voiture intelligente

L’action sur l’offre de déplacements automobiles et sur les conditions urbaines de circulation proposées peut également mobiliser des moyens destinés à optimiser l’utilisation du réseau d’infrastructures existant. Des solutions sont ainsi mises en place pour améliorer la gestion du trafic automobile, grâce à des régulations techniques du réseau de voirie. Au-delà, il s’agit de développer l’intégration des nouvelles technologies à l’automobile, afin de proposer des voitures "intelligentes" ou "communicantes" en connexion permanente avec les principales composantes de leur territoire urbain.

« Le niveau d’efficacité et la capacité d’écoulement des infrastructures physiques – voies routières en particulier – dépendent étroitement de la qualité de leur gestion. » 1812 C’est donc assez naturellement que s’est imposé sur le réseau urbain le principe de carrefours intelligents, utilisant les feux tricolores comme autant de vannes commandant à l’écoulement des flux de circulation. Progressivement perfectionnée et étendue, cette régulation technique peut aussi bien générer des points de blocage stratégiques qu’une certaine fluidité, idéalement représentée par « l’onde verte » qui permet, en ne dépassant pas une certaine vitesse, d’enchaîner une série de feux sans s’arrêter. Sur le réseau de grandes infrastructures urbaines, un autre type de gestion du trafic apparaît aujourd'hui en plein développement : l’information en temps réel des automobilistes sur l’état de la circulation, par des panneaux à message variable. En situation de congestion, ces systèmes sont susceptibles, au minimum d’apporter un plus grand confort psychologique aux usagers pris dans les embouteillages – dans la mesure où « connaître la durée d’un parcours est un remède anti-stress bien connu » 1813  –, au mieux d’agir sur la répartition des flux en suscitant des changements d’itinéraires. Il convient néanmoins de souligner l’inégal développement de ces instruments selon les agglomérations. Ainsi Coraly, le système de régulation du trafic de l’agglomération lyonnaise, constitue un outil éprouvé qui, sans atteindre encore le degré de sophistication de Sirius en Ile-de-France, conserve sur le terrain une longueur d’avance sur Allegro, son homologue lillois. Quant au système d’information et de gestion du trafic de la région de Stuttgart, son développement a bénéficié d’un investissement local fort dans les solutions technologiques aux problèmes de déplacements urbains. Son perfectionnement a d’abord été soutenu par les recherches réalisées au début des années 90 dans le cadre du projet STORM 1814  : en établissant une coopération entre partenaires publics et privés, ce projet a développé des innovations technologiques destinées à promouvoir une nouvelle qualité de régulation fondée sur une meilleure intégration des données et des systèmes de transport ; sur ces questions couvrant un champ élargi, STORMa fait de Stuttgart une agglomération-pilote, amenée à « tester concrètement de nombreuses applications télématiques, comme par exemple les recommandations de trajet, adaptées en fonction du trafic, d’après les données combinées du transport public et du transport individuel, ou encore les informations Park&Ride » 1815 . La sophistication du système stuttgartois de gestion du trafic s’est ensuite poursuivie avec l’aide d’un programme fédéral, dans lequel la ville s’est impliquée par le biais du projet Mobilist 1816  : elle s’est ainsi dotée d’une base centrale d’information sur les flux de trafic de l’agglomération (Verkehrsinformationszentrale), destinée à assurer une gestion optimisée et en temps réel du réseau routier 1817  ; mais cette gestion doit également s’orienter vers une organisation prévisionnelle de la mobilité urbaine, grâce à la mise en place d’une base de données multimodale accessible aux usagers. En soutenant de la sorte le développement de ce type d’outils, les agents publics et privés de la région de Stuttgart entendent perpétuer le rôle que leur territoire a joué par le passé dans l’histoire de la technologie automobile. Dans le même temps, les efforts de décloisonnement modal entrepris dans la capitale souabe soulignent bien les limites plus globales des régulations techniques du réseau de voirie. « La régulation de la circulation, les "ondes vertes", les plans généraux de circulation ont des résultats favorables à court terme, mais on peut douter de leur effet à long terme car les gains immédiats peuvent être annihilés par l’encouragement ainsi donné à une extension supplémentaire de la circulation automobile. » 1818 D’où l’utilité d’aller vers des outils beaucoup plus multimodaux de "management" de la mobilité.

Parallèlement, pour gérer au mieux l’omniprésence automobile, « la voiture intelligente ou communicante est annoncée : bourrée d’écrans et d’ordinateurs à commande vocale, elle ne se bornera pas à surveiller la nervosité du conducteur ou à empêcher son assoupissement, elle l’assistera dans la gestion de son trajet, lui proposera le meilleur itinéraire, dialoguera avec les capteurs ou plots magnétiques fixés le long des routes et se coordonnera avec le véhicule qui précède. » 1819 Le glissement d’outils publics de régulation de la voirie vers des systèmes individuels de navigation embarquée suppose l’existence d’un marché pour de tels équipements. Or, si ce marché se dessine aujourd'hui avec la commercialisation des premiers systèmes de guidage 1820 , il n’est encore que balbutiant. Plusieurs facteurs semblent toutefois plaider en faveur de son développement futur : l’intérêt des automobilistes pour de nouveaux services, dont ceux que peuvent offrir les outils de navigation autonome ; la faculté de l’électronique embarquée à inventer de nouveaux plaisirs automobiles 1821  ; enfin, et peut-être surtout, l’émergence d’un véritable marché de la congestion automobile pour des usagers urbains en proie à des difficultés de circulation croissantes. Une partie importante du succès de ces systèmes de guidage dépendra donc vraisemblablement de leur capacité à fonctionner de manière aussi dynamique que possible, à ne pas se contenter d’établir un état de la circulation en temps réel mais à organiser l’interactivité des automobilistes afin d’offrir un service fiable et d’éviter l’effet "Bison Futé". 1822 Au-delà des difficultés techniques que cela soulève, la collaboration instituée autour de ces projets entre partenaires publics et privés apparaît comme une chance supplémentaire sinon comme un gage de réussite. Les collectivités espèrent ainsi optimiser la "productivité" de leur réseau de voirie et diminuer la pression en faveur de nouvelles réalisations. Les industriels de l’automobile, de l’électronique, de l’informatique et des télécommunications attendent pour leur part des retombées en termes de marché mais s’en servent aussi comme d’une vitrine technologique. Cette coalition d’intérêts n’est toutefois pas sans paradoxe ni effet pervers. Car la voiture intelligente représente également l’accomplissement d’un rêve partagé par les constructeurs et les automobilistes, celui de voir se desserrer l’étau des contraintes collectives en se jouant des encombrements… au risque de favoriser une dissémination dans l’espace urbain de véhicules à la recherche de l’itinéraire le moins chargé, dissémination porteuse d’une remise en cause des principes de hiérarchisation de la voirie et donc d’un nouvel envahissement des zones résidentielles.

Cette façon de mobiliser les réserves territoriales de l’automobile pour optimiser l’offre de déplacements ne peut alors prétendre s’inscrire dans une optique de réduction globale des nuisances. Pour aller dans ce sens, la voiture intelligente devra être en mesure de proposer à ses utilisateurs une plus forte connexion avec les autres possibilités de déplacements urbains. De toute évidence, c’est en s’ouvrant à des logiques multimodales, dans l’esprit par exemple des expérimentations menées à Stuttgart ou dans d’autres villes allemandes 1823 , que ces nouveaux attributs de la technologie automobile se révèleront finalement le plus à même de promouvoir des formes réellement innovantes et moins orthodoxes 1824 de régulation collective.

Notes
1812.

J.P. ORFEUIL, "La dynamique de la mobilité quotidienne et l’évolution des réponses techniques et institutionnelles", in Transports, n°437, mai-juin 1991, p.170.

1813.

D. AUGELLO, "La machine qui a changé la machine", in Les Cahiers de médiologie, op.cit., p.221.

1814.

développé au sein du programme européen Prometheus.

1815.

H. SCHAUFLER (ministre de l’environnement et des transports du Land du Bade-Wurtemberg), "Les transports publics régionaux en tant qu’instruments politiques", in Transport Public International, 2/1997, p.77.

1816.

Ce projet s’inscrit dans le cadre du programme fédéral destiné à aider les agglomérations urbaines à développer des outils de gestion du trafic et d’organisation des déplacements (Mobilität in Ballungsraümen). A Stuttgart, 42 millions de Marks (21,5 millions d’euros) ont ainsi été investis dans le projet Mobilist, dont 25 millions (12,8 millions d’euros) par le ministère de la recherche fédéral (Bundesforschungsministerium).

1817.

Cette gestion repose sur la centralisation des perturbations sur le réseau de voirie, dues à d’éventuels accidents, travaux ou chantiers. Ces informations envoyées à l’ordinateur central permettent alors d’évaluer les conditions de circulation et de proposer si nécessaire des itinéraires de déviation, en assurant la diffusion des informations routières et une modification adéquate de la régulation des feux.

1818.

C. LAMURE, 1995, op.cit., p.105.

1819.

J. REILLER, "Une dynamique de l’ambivalence", in Les Cahiers de médiologie,op.cit., p.161.

1820.

« On trouve aujourd'hui en Europe, au Japon et aux USA des systèmes de navigation et de guidage, aides à l’automobiliste pour le mener à bon port. De plus, au Japon, en France et au royaume Uni, existent des systèmes d’information trafic, qui renseignent en temps réel les automobilistes sur l’état des charges des infrastructures et les temps de parcours (Carminat navigation et Infotrafic). A court terme, la diminution du coût de ces équipements permettra d’envisager leur diffusion sur toute la gamme automobile » (D. AUGELLO, S. FEITLER, "Les futurs de l’automobile en ville", in TEC, n°151, janvier-février 1999, p.9). En effet, les ordinateurs de bord, fonctionnant avec des systèmes de guidage par satellite, sont encore assez onéreux. A la fin des années 90, les constructeurs français ont donc commencé à commercialiser deux produits plus grands publics fonctionnant sur la région parisienne : Visionaute qui, moyennant un abonnement mensuel, élabore des itinéraires et compare les temps de parcours ; et Skipper, système plus dépouillé qui se substitue au pare-soleil et propose une carte des points chauds, mise à jour en temps réel et constellée de petites diodes qui s’allument en cas de saturation. Au-delà de ces deux exemples nationaux, le marché de la navigation intelligente ne laisse aujourd'hui aucun constructeur indifférent : au Japon, Toyota équipe certaines de ses voitures avec le système Monet, grâce auquel le conducteur peut accéder à une multitude d’informations, du taux d’occupation des parcs de stationnement aux conditions météorologiques ; Mercedes a développé de son côté le Floating Car Data, constituant un réseau entre les véhicules de la marque qui sont en circulation et qui échangent des informations sur l’état des routes… etc.

1821.

« Le pilote des origines prenait son plaisir dans le bruit, les vibrations et les odeurs fortes de sa machine, dans une certaine réalité rugueuse à étreindre, alors que le nouveau conducteur veut être relié en permanence avec le monde extérieur par son électronique embarquée, par Internet, par ses systèmes de repérages dans l’espace, d’une manière abstraite, bien isolé dans la sphère confortable de sa bulle communicante » (G. MARCON, "Vers un degré zéro du frisson ?", in Les Cahiers de médiologie, op.cit., p.272), à tel point qu’il y a aujourd'hui « plus d’électronique dans la Volvo S80 que dans le chasseur F15 » (D. GRIOT, cité in Le Monde, samedi 22 janvier 2000, p.15).

1822.

Pratiquement, cela revient à répondre à la question suivante : comment diffuser une information sur l’encombrement sans déplacer la saturation vers un autre axe ? Car résoudre les problèmes de gestion collective de telles informations impose d’engager un véritable dialogue virtuel entre les utilisateurs de ces systèmes de navigation et constitue sans doute le principal défi technologique auquel ils sont confrontés.

1823.

A Stuttgart, toujours dans le cadre du programme STORM (dans lequel les pouvoirs publics sont associés à un consortium privé comprenant entre autres Mercedes-Benz), plusieurs projets ont cherché à développer l’intégration des systèmes d’information et de gestion des transports publics et privés. Cette préoccupation s’est retrouvée dans l’expérimentation d’un système collectif d’information des automobilistes par des panneaux à message variable situés à proximité des parcs-relais (panneaux par lesquels l’automobiliste est informé à la fois de l’état du trafic sur les voies conduisant au centre-ville, de l’occupation des parcs de stationnement dans l’hypercentre, du nombre d’emplacements disponibles dans le parc-relais voisin et de la fréquence moyenne des rames de transport collectif desservant celui-ci) mais s’est également prolongée dans des recherches effectuées sur la transmission de ces données aux systèmes individuels de guidage automobiles. Plusieurs villes allemandes se sont également dotées de centrales de mobilité, mettant à la disposition des usagers des informations plus ou moins perfectionnées mais toujours multimodales pour les aider à organiser leur mobilité dans l’espace urbain.

1824.

orthodoxie entendue dans le sens que lui donne Pierre Bourdieu dans sa théorie des champs, c’est-à-dire relevant d’une stratégie qui vise à la conservation de la structure du champ, qu’il s’agisse ici du champ des déplacements ou du champ urbain, tous deux organisés autour de la domination de l’automobile.