L’influence incertaine des nouvelles technologies et formes d’organisation sociale sur la mobilité automobile

Les pratiques de mobilité ne sont en rien insensibles aux évolutions qui agitent la société dans son ensemble. Cette conviction si souvent réaffirmée conduit ici à prendre en compte les effets des progrès technologiques ainsi que les conséquences des nouvelles formes d’organisation sociale, et notamment celles touchant au travail, sur le comportement des automobilistes. Peut-on considérer pour autant qu’il s’agit là de ressources qui, en agissant à la source, sur la demande de déplacements, permettront à court ou moyen terme de diminuer ou d’étaler la mobilité automobile ? Là est toute la question.

Il a d’abord beaucoup été dit que l’usage des télétechnologies avait vocation à se substituer à un certain nombre de déplacements physiques et prédit que les réseaux virtuels des autoroutes de l’information rendraient moins indispensable la mobilité. Or, cette appréciation n’est pas sans rappeler celle qui, en son temps, avait accompagné la diffusion du téléphone ; avec la suite que l’on connaît, à savoir que « la substitution partielle opérée par le téléphone en économisant certains déplacements a été plus que compensée par les déplacements qu’il a rendu possibles, voire qu’il a engendrés. Ainsi, même dans la vie quotidienne, le téléphone est apparu comme une incitation au déplacement, en permettant aux abonnés de développer ou de conserver des réseaux de relations générateurs de contacts directs » 1845 , et non comme un substitut. Aujourd'hui, le même scénario semble s’attacher au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ces dernières ne peuvent en effet prétendre remplacer la nécessité de rencontre et d’échange, et tendent de plus à susciter de nouvelles mises en relation, si bien que les « déplacements induits surcompensent les déplacements évités » 1846 . De ce fait, l’essor des télécommunications « a, jusqu’à présent, été plus complémentaire que concurrent de celui des transports » 1847 et l’on constate qu’en amenant à davantage de mobilité et à une valorisation indirecte de tout ce qui n’est pas télécommunicable, « les réseaux virtuels renforcent l’importance de l’accessibilité spatiale. » 1848 Au niveau des organisations urbaines, cela signifie que les nouvelles technologies s’inscrivent plus dans une logique d’avènement d’« "hypervilles" denses et articulées entre elles, dans lesquelles se déploient les différentes fonctions de commutation, que de "télévilles" en partie libérées de l’entassement et du transport. » 1849 Dans ce cadre, ces évolutions technologiques apparaissent au mieux comme des outils de gestion par les citadins de leur environnement urbain. Mais elles ne semblent pas pouvoir s’opposer suffisamment aux dynamiques préexistantes pour s’imposer comme un instrument de régulation globale de la mobilité urbaine.

Au cœur de ces considérations d’ordre général, les déplacements liés au travail occupent toujours, même si leur importance relative tend à décliner, une place stratégique de premier plan. D’ailleurs, une des grandes perspectives dégagée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication réside dans l’avènement du télétravail. En permettant de supprimer les déplacements quotidiens entre le lieu de résidence et le lieu de travail, que ce soit intégralement ou sur quelques journées ou demi-journées, cette forme de travail flexible est apparue d’emblée comme une aubaine pour les problèmes de mobilité. Dans son principe, « le développement de cette souplesse télématique peut effectivement aider à dégonfler les heures de pointe et à diminuer de quelques pour cent les déplacements urbains. Ce qui est loin d’être négligeable. » 1850 Mais, dans les faits, la proportion de "télépendulaires" n’a pas encore atteint un niveau suffisant pour être suivie d’effets remarquables. Si le télétravail n’a pas connu pour l’heure le succès escompté par certains, c’est notamment en raison de l’attachement des organisations sociales à une certaine matérialité du lieu de travail, qui tend à impliquer davantage les évolutions technologiques dans l’émergence de télécentres par exemple. Or, du point de vue de l’organisation de l’espace et des déplacements, cette propension n’a pas du tout les mêmes implications, puisqu’elle ne s’oppose pas fondamentalement au maintien de l’activité professionnelle et à la concentration des flux dans les métropoles.

Une autre forme de flexibilité ne manque pas d’intérêt dans l’optique d’une régulation des déplacements urbains : elle réside dans l’aménagement du temps de travail qui, en permettant de moduler les horaires des salariés, contribue à une redistribution temporelle de la mobilité. En cela, « la désynchronisation des rythmes quotidiens des habitants des grandes villes (…) apparaît d’ailleurs aux responsables de la circulation urbaine comme un des moyens de la lutte contre les encombrements des heures de pointe, l’étalement des trafics permettant d’accroître les capacités de transport et les densités urbaines sans investissements supplémentaires » 1851 et de « repenser l’hypothèse d’une congestion paralysante » 1852 . Sans être nouvelle en soi, cette flexibilité temporelle tend aujourd'hui à se développer dans le sillage d’évolutions socio-économiques comme la réduction du temps de travail. Ce-faisant, elle s’inscrit dans des contextes qui ne sont pas forcément favorables à une plus grande maîtrise des déplacements automobiles. Autant que l’on puisse en juger pour l’instant, le mouvement de réduction du temps de travail semble en effet amoindrir la sensibilité à la distance entre domicile et lieu de travail et favoriser la périurbanisation. Il paraît également s’accompagner d’un éclatement supérieur, dans l’espace et dans le temps, de la mobilité et, ce faisant, d’un étalement des phénomènes de congestion. En France, avec les 35 heures, on a ainsi vu poindre de nouveaux bouchons le vendredi matin et le lundi soir, sans toujours noter par ailleurs d’améliorations tangibles des conditions de circulation. Plus largement, la diversité des rythmes temporels au sein de l’espace urbain concourt, selon de nombreux spécialistes, à favoriser un éclatement spatial des fonctions et un recul de la mixité fonctionnelle, deux phénomènes qui ne vont guère dans le sens d’une réduction de la mobilité automobile.

Finalement, l’évolution contemporaine des formes d’organisation du travail comme l’émergence plus générale des technologies de l’information et de la communication ne semblent pas avoir œuvré à une quelconque limitation de la demande de déplacements automobiles. Elles n’en avaient d’ailleurs guère l’ambition, dans la mesure où il s’agit là d’effets induits pas toujours bien maîtrisés et qui ne constituent généralement pas le souci premier de leurs promoteurs. Des interventions plus spécifiques et des moyens d’action plus directs sont donc indispensables à un contrôle plus étroit de la genèse des déplacements automobiles.

Notes
1845.

F. ASCHER, 1995, op.cit., p. 57.

1846.

M. GUILLAUME, 2001, op.cit., p.17.

1847.

J.M. OFFNER, 1996, op.cit., p.48.

1848.

M. GUILLAUME, 2001, op.cit., p.17.

1849.

M. GUILLAUME, "La ville commutante, cyber ou hypercité…", in Urbanisme, septembre-octobre 1996, n°290, p.33.

1850.

F. ASHER, 1995, op.cit., p.65.

1851.

ibid., p.44.

1852.

J.P. ORFEUIL, 1996, op.cit., p.54.