L’urbain dans tous ses états : la transition en cours de la ville pédestre vers la ville de l’automobile

En se plaçant au sein d’un « système interactif où le plus permanent – le construit – et le plus éphémère – la mobilité – se modèlent en permanence l’un l’autre, suivant un processus évolutif à la fois global (tout interagit sur tout) et continu (inscrit dans la durée) » 1896 , Marc Wiel propose de nommer transition urbaine la « mutation de la ville sous l’impact de la mobilité facilitée – évidemment liée à la diffusion de l’automobile –, ceci par analogie avec la transition démographique chère aux démographes. » 1897 Ce concept suggère donc que l’évolution urbaine observée dans la longue durée dessine le passage d’un état de la ville relativement stable à un autre, d’une ville traditionnelle à une ville en émergence fondée sur des aptitudes différentes à se déplacer : la première correspond à une ville compacte pédestre fondée sur une mobilité restreinte, tandis que la seconde, vers laquelle nous tendons actuellement au fil d’un processus qui n’apparaît pas encore achevé, se présente comme la ville étalée de l’automobile induite par une mobilité facilitée. En se concrétisant par des phénomènes de recomposition qui reposent sur la détente spatiale de la ville traditionnelle et sur son redéploiement sous la forme d’un espace urbain généralisé, cette transition se traduit par une profonde transformation morphologique.

Cette transition donne ainsi un sens à l’évolution des formes urbaines observées et déjà théorisées par Peter Newman et Jeffrey Kenworthy 1898 en se fondant sur les phases successives du processus d’urbanisation en Europe. En effet, jusqu’au milieu du XIXème siècle, la ville traditionnelle, longtemps entourée de murailles, continue à se représenter selon la figure du village et à se concevoir comme un ensemble isolé, séparé de l’extérieur par des limites plus ou moins matérielles qui l’enferment et la protègent. Dans la mesure où elle ne dispose que de formes de déplacements lentes, cette ville historique se présente alors comme la ville du piéton et, pour préserver l’accessibilité des différents espaces qui la composent, elle se doit de conserver une taille limitée qui tend en revanche à s’accompagner d’une forte densité et d’une mixité fonctionnelle importante. Puis la révolution industrielle entraîne le dépassement de cette forme urbaine, qui est remise en cause par la pression de la croissance démographique et les nouvelles possibilités de transport. La rapidité de déplacements permise par le développement du tramway et du chemin de fer autorise une croissance spatiale des villes qui se fait néanmoins en préservant une certaine densité d’utilisation des sols, une large répartition des mixités et une polarisation illustrée notamment par la conservation d’une forte centralité. La ville du transit qui se dessine alors demeure fortement liée aux transports collectifs et développe dans ce cadre une suburbanisation en doigts de gant. Enfin, avec la diffusion massive de l’automobile, la ville prend définitivement ses aises et les agglomérations connaissent une nouvelle vague de suburbanisation qui consacre un modèle urbain centrifuge associant un développement périurbain discontinu à la création de nouvelles centralités articulées aux grandes infrastructures routières. La ville de l’automobile se construit ici en produisant des espaces urbains marqués par de faibles densités et par une forte ségrégation fonctionnelle et sociale.

Ces approches contribuent autant à replacer la question des déplacements au sein des préoccupations relatives à la morphologie des villes qu’à intégrer la forme urbaine au cœur des problématiques de déplacements. Mais surtout elles interrogent l’agencement urbain à travers la façon dont il répond aux impératifs sociétaux et s’adapte aux conditions de mobilité. Il apparaît alors que ce qui est au cœur du processus de transition urbaine, ce qui en constitue le moteur profond, est bien lié aux dynamiques socio-spatiales et aux enjeux que ces dynamiques expriment ou font émerger dans les différents champs dans lesquels elles s’inscrivent. Comme une spécification du jeu qui anime le champ urbain, Marc Wiel rappelle ainsi que « le propre de la ville, sa finalité, n’est pas la minimisation des déplacements mais la maximisation des interactions sociales (Rémy, 1970) ; c’est-à-dire que la ville est d’abord la possibilité de saisir des opportunités, de réaliser l’interaction sociale de son choix » 1899 , possibilité qui a une contrepartie en termes de mobilité. La ville reste l’organisation spatiale à même d’offrir la plus grande variété d’échanges et cette capacité découle de la tendance naturelle de l’agencement urbain à maximiser le potentiel d’interactions sociales en fonction des conditions socio-historiques de mobilité. Dans cette perspective, la production de formes urbaines aux densités élevées apparaît historiquement liée à une offre de mobilité présentant un coût élevé, que ce soit en temps ou en effort physique, et à un contexte dans lequel cette densité permet à une ville d’accroître « son potentiel d’interaction par habitant 1900 . » 1901 Au contraire, avec la diffusion de l’automobile et l’organisation des conditions d’une mobilité facilitée à un moindre coût, la ville tend à se libérer de l’exigence de proximité spatiale et de densité qui allait avec, pour maximiser le potentiel d’interactions dont elle reste garante. En ce sens, l’accroissement du potentiel d’interactions sociales « fut à la fois cause et conséquence de la croissance urbaine, dans le passé grâce à la densité, et l’est toujours aujourd'hui, grâce à la mobilité et au développement des communications par les télétechnologies. » 1902 Même si elle en constitue un élément organisateur fondamental, la mobilité facilitée permise par l’automobile ne régule donc pas l’ensemble du champ urbain, au sein duquel les dynamiques liées à l’habitat et à l’emploi et plus largement le marché foncier et immobilier conservent un rôle influent, mais elle permet « à des logiques sociales ou économiques latentes de prendre toute leur importance selon des arbitrages qui ne se font plus à l’intérieur du marché des déplacements. » 1903

La production d’un territoire pour l’automobile n’en reste pas moins un passage obligé de la transition urbaine. L’émergence de la ville de l’automobile ne peut en effet se passer de ce produit territoire, qui concrétise les promesses de ce mode de transport en termes de vitesse et d’accessibilité. On aurait simplement pu s’attendre a priori à ce que l’offre de vitesse ainsi produite soit investie dans des gains de temps. Mais nous avons vu que les arbitrages des usagers ne se faisaient pas tous dans le marché des déplacements et les recompositions spatiales qui affectent la ville en transition vont progressivement venir grignoter les gains de temps dégagés par l’automobile et faire gagner à ses usagers et à ses promoteurs autre chose que du temps. Ainsi, « l’opportunité de mieux satisfaire les attentes en matière d’habitat ou de mieux organiser ou développer les entreprises (gain de productivité) aura de fait pris le pas (surtout à partir des arbitrages de localisation des acteurs) sur l’optimisation du temps de déplacement (à l’occasion des choix quotidiens de mobilité) qu’autorisait le gain de vitesse. » 1904 Et c’est finalement sur un « réinvestissement du temps gagné par l’élévation de la vitesse dans de la distance supplémentaire que repose la périurbanisation, processus d’accession quasiment généralisé à la propriété. » 1905 De cette manière, la vitesse et ses instruments, la voiture particulière et ses réseaux, se sont profondément inscrits dans les structures et les organisations urbaines. Cette évolution dessine alors un glissement entre l’offre initiale de vitesse attachée à la production d’un territoire pour l’automobile et l’intégration de cette nouvelle donne dans des formes urbaines qui en deviennent dépendantes et pour lesquelles la dynamique endogène du territoire de l’automobile s’affirme d’abord comme une condition nécessaire à la continuité du fonctionnement des organisations socio-spatiales. La notion de dépendance automobile, popularisée par Newman et Kenworthy, décrit bien cette situation dans laquelle la ville développe quelque chose qui s’apparente fortement à une dépendance physique à ce mode de déplacement. S’annonce ainsi le stade ultime de la transition urbaine, celui qui doit voir se généraliser des formes urbaines dans lesquelles la disposition d’une automobile devient une nécessité et son usage une sorte d’addiction.

Pour l’heure, deux modèles urbains coexistent encore dans les cités européennes, celui de la ville compacte et lente – qui trouve son expression la plus forte dans les centres historiques – et celui de la ville rapide et dispersée – qui marque plus particulièrement les espaces périurbains. En fait, « la ville empile et stratifie des organisations de l’espace successives qui gardent en mémoire ce que furent les activités mais aussi les possibilités de déplacements des sociétés urbaines antérieures. Ce décalage contraint à "recycler" en permanence les formes anciennes d’organisation. » 1906 Cela amène à penser que la transition urbaine est aujourd’hui loin d’être achevée – à supposer qu’elle puisse l’être un jour tant son moteur paraît parfois inépuisable. Dans ces conditions, on peut légitimement s’interroger sur la capacité de la ville pédestre à survivre dans des organisations urbaines où la ville de l’automobile pèse de plus en plus lourd et est soutenue par une dynamique qui semble impossible à stopper. Néanmoins, même si le concept de transition urbaine repose sur une approche en continuité, personne ne conteste, y compris son inventeur, qu’il existe des possibilités de freiner ce processus sinon d’en renverser le cours. En s’interrogeant sur ce que la transition urbaine a d’irréversible, Marc Wiel souligne autant la difficulté des retours en arrière que la possibilité de gérer cette transition. Francis Beaucire estime quant à lui qu’on ne peut exclure des inversions de tendance, qu’elles soient liées à des facteurs « internes au système lui-même, ou agissant de l’extérieur sur la pérennité du système dans son état présent. » 1907 A l’évidence, la transition urbaine constitue un processus qui n’est pas aussi naturel qu’il n’y paraît et qui a besoin d’être alimenté pour se poursuivre. C’est pourquoi Peter Nemwan et Jeffrey Kenworthy proclament leur foi en une possible inflexion des tendances actuelles en assurant : « it is feasible to re-create Walking City areas within modern cities. » 1908 D’autant que : « we are now entering a period in which the Auto City is perceived to be unsustainable. It is perhaps not too much of a leap to suggest that the profound problems that faced the Walking City in the Industrial Revolution are at least equaled by the plethora of factors that today challenge the viability of the Auto City. » 1909

Notes
1896.

M. WIEL, 2002, op.cit., p.24.

1897.

M. WIEL, "Comment gérer la transition urbaine", in Recherche Transports Sécurité, n°58, janvier-mars 1998, p.13.

1898.

cf. "Formes de la ville et transports : vers un nouvel urbanisme", in Les cahiers de l’IAURIF, n°114-115, mai 1996.

1899.

M. WIEL, 2002, op.cit., p.33.

1900.

Par conséquent, historiquement, la densité est moins une donnée résultant d’une préférence culturelle qu’une nécessité liée à la pénurie de temps mobilisable pour effectuer les interactions sociales caractéristiques de la vie urbaine, dès que le nombre d’habitants devient important.

1901.

ibid., p.23.

1902.

ibid., p.32.

1903.

M. WIEL, La transition urbaine est-elle réversible ?, Contribution aux seizièmes entretiens Jacques Cartier, décembre 2003, p.5.

1904.

M. WIEL, 2002, op.cit., p.30.

1905.

F. BEAUCIRE, "Sur la relation transports/urbanisme", in PREDIT, Mobilités, Territoires, DRAST, 2001, p.24.

1906.

M. WIEL, 2002, op.cit., p.22.

1907.

F. BEAUCIRE, 2001, op.cit., p.25.

1908.

P. NEWMAN, J. KENWORTHY, 1999, op.cit., p.28.

1909.

ibid., p.304.