La conurbation lilloise et ses beffrois

De toute évidence, il apparaît que l’agglomération lilloise n’a pas développé de territoire de contestation de l’automobile qui dispose du même dynamisme et du même impact qu’à Lyon. Une des raisons essentielles à cela peut être trouvée dans une structure urbaine offrant une moindre concentration spatiale, de moindres densités et une plus grande dispersion du pouvoir attractif des zones centrales. D’une certaine façon, l’automobile a ainsi déniché dans la conurbation lilloise un terrain de jeu à sa main, un peu à l’image du règne qu’elle a assis dans certaines agglomérations plus petites. D’autant que la métropole du Nord présente la particularité de n’avoir pas accompagné sa croissance démographique, économique et spatiale d’une expansion et d’une densification de son centre. Compte tenu de la taille de l’agglomération qu’il polarise, le centre lillois demeure donc un centre exigu, support d’accumulations qui ne suscitent pas de contraintes territoriales aussi fortes qu’à Lyon par exemple : non seulement l’automobile n’a pas à irriguer des espaces centraux aux fortes concentrations verticales mais elle dispose souvent pour cela de place au sol qui ne lui est pas trop comptée ; d’ailleurs, le centre lillois, néanmoins soucieux d’affirmer sa force d’attraction sur son agglomération, n’hésite guère à renforcer son accessibilité automobile vis-à-vis des territoires extérieurs. Outre l’éparpillement des densités, l’héritage urbain de la conurbation est enfin caractérisé par des organisations industrielles de proximité constituées sur le modèle de la ville-usine. Or, la pertinence de ce modèle d’organisation de l’espace a volé en éclats avec la crise économique et la désindustrialisation. Dans la lutte de succession qui s’est engagée, l’attractivité économique de la métropole s’est rapidement imposée comme un enjeu prioritaire et a suscité le façonnage d’un espace métropolitain structuré par la mobilité, d’une conurbation où les échanges deviennent déterminants parce que potentiellement créateurs de consistances territoriales. Du défaut de "synapses" a émergé le souci de désenclavement des espaces hérités et de développement d’espaces iso-accessibles. Pour assurer la mise en relation des espaces métropolitains, l’automobile s’est alors imposée comme une évidence, comme une aubaine autant que comme une dépendance contre laquelle il apparaissait vain de lutter. L’entrée symbolique dans la modernité économique s’est donc accompagnée de l’inscription territoriale de nouvelles offres de vitesse, supplétives aux anciennes proximités devenues obsolètes : offre de vitesse en transports collectifs entre les centralités de l’agglomération mais également offre de vitesse automobile pour irriguer l’ensemble des espaces métropolitains ; la première assurant davantage une symbolique d’unité de la métropole et la seconde sa concrétisation. C’est pourquoi, dans cette ville des densités éclatées qui est aussi une ville des vitesses diffuses, la contestation de l’automobile apparaît encore comme une logique territoriale presque anachronique. Si elle n’en est pas moins parfois amorcée, les enjeux qui la sous-tendent apparaissent souvent insuffisants pour la soutenir véritablement.

Pour autant, d’autres modèles d’organisation de l’espace tendent à s’affirmer dans l’agglomération lilloise : des modèles de métropole solidaire et durable. Ils s’articulent d’abord autour de la politique de ville renouvelée. Notion apparue précocement à Lille, en 1991 au cours des débats sur la révision du schéma directeur 1989 , la ville renouvelée est une forme de géographie prioritaire, qui entend favoriser les investissements et concentrer les interventions publiques dans les territoires les plus pénalisés, pour apporter des réponses concrètes à leur dégradation économique, sociale et urbaine. Elle concerne aujourd’hui plus de vingt communes regroupant un tiers de la population de l’agglomération et vise à redonner de la valeur à divers quartiers, qu’il s’agisse de quartiers d’habitat social, de quartiers anciens dégradés ou encore de quartiers mêlant habitat ouvrier et friches industrielles. Porteuse d’une restauration de l’attractivité des territoires urbanisés dans une perspective de développement solidaire de l’agglomération, cette politique a ensuite été intégrée dans la dernière mouture du schéma directeur de développement et d’urbanisme de Lille Métropole, adopté en 2002. Parallèlement à une « gestion économe » de l’extension de l’agglomération en périphérie, ce schéma directeur prévoit désormais d’orienter les deux tiers de l’effort de construction dans le tissu urbain existant et notamment dans les territoires de la ville renouvelée. Établissant dans le même temps un « bilan en demi-teinte » de la politique des déplacements de ces trente dernières années, il imagine « un nouveau scénario pour les déplacements en 2015 » moins favorable à l’automobile.

Malgré l’émergence de ces modèles alternatifs et les bonnes volontés affichées, il demeure que l’on peine à voir poindre, au niveau de la dynamique du territoire de l’automobile, les logiques et les sites contestataires. Ces doutes persistants poussent à formuler des questions aux réponses forcément embarrassantes : comment imprégner le tissu urbain d’éléments territoriaux de contestation de l’automobile quand les enjeux d’agglomération demeurent au quotidien un peu lointains pour des espaces habitués à une certaine autonomie de fonctionnement ; quand l’accessibilité des centres n’est pas réellement mise en péril par des orientations mettant l’accent sur leur desserte massive par l’automobile ; quand la forte proportion de maisons individuelles dans l’agglomération s’affirme comme une constante des centres aux périphéries, avec une diversité des cadres de vie et un éclatement de l’offre résidentielle « que peu de métropoles possèdent » 1990  ; et quand l’agglomération lilloise continue à essaimer sa périurbanisation pour engendrer un éparpillement périurbain qui, à l’image d’un morcellement communal spécifique, apparaît selon Marc Wiel comme une singularité française en Europe ?

Notes
1989.

Le terme est alors choisi par analogie avec celui de ville nouvelle.

1990.

Syndicat Mixte du Schéma Directeur de Lille Métropole, 2002, op.cit., p.179.