Stuttgart, une ville allemande

Stuttgart reprend enfin à son compte nombre d’éléments de contestation propres aux agglomérations allemandes. Elle s’affirme ainsi comme une ville particulièrement dense, ce qu’elle doit pour partie au développement de formes variées d’habitat, notamment de types intermédiaires d’habitat individuel dense ou semi-collectif appréciés de la population. 1991 Outre cette mise en valeur de la densité urbaine, elle se caractérise par la préservation d’équipements de proximité et d’une certaine mixité au sein des quartiers, avec l’ambition que ces derniers puissent constituer de petites unités de vie fonctionnelles et de voisinage au sein de l’espace urbain. Enfin, elle accorde une attention et un soin particulier à ses espaces publics, dont l’aménagement et la qualité apparaissent comme une offre de confort urbain à l’origine d’une « atmosphère d’usage (…) déstressée » 1992 . Ces différents éléments, qui participent tous à l’organisation d’une ville des courtes distances, apparaissent d’abord importants sur le plan de la qualité de vie. Ils constituent à ce titre autant de facteurs contribuant à faire des zones urbaines denses des lieux de résidence recherchés, y compris pour des ménages avec enfants. Mais l’attrait qu’ils exercent est également relatif à une proposition territoriale qui permet par exemple de dispenser ces ménages d’acheter une seconde voiture ou d’effectuer de longs trajets pour emmener leurs enfants à l’école. Ces tendances suscitent des besoins de proximité, qui contribuent à la diffusion d’une philosophie d’aménagement tendant à contester le statut dominant de l’automobile. Il en ressort notamment une hiérarchisation du réseau de voirie qui est envisagée comme une mesure d’environnement urbain ou encore une modération de la circulation qui cherche à conforter la valeur résidentielle des espaces urbains. Cette dynamique territoriale présente alors l’intérêt de ne pas s’attacher exclusivement au centre d’agglomération mais de pouvoir se diffuser dans différents quartiers. De plus, la contestation dont elle se révèle porteuse vise non seulement à organiser la diversification des modes de déplacements mais également leur cohabitation. Dès lors, l’élargissement tous azimuts de cette contestation stimule le développement d’un modèle urbain qui s’éloigne de la ville de l’automobile pour se rapprocher d’une ville des moindres vitesses.

La réputation de Stuttgart, en tant que ville de la construction automobile devenue ville de l’automobile, est-elle donc usurpée ? Certainement pas si l’on considère l’importance persistante accordée à l’accessibilité automobile et l’empreinte laissée par ses infrastructures dans le paysage urbain : avec 29% de la surface communale bâtie dédiée aux déplacements, dont les deux tiers à l’automobile 1993 , Stuttgart apparaît en effet comme une des grandes villes allemandes présentant les taux les plus élevés 1994 . De même, l’évolution de la motorisation des ménages ainsi que le processus de suburbanisation à l’œuvre dans l’agglomération stuttgartoise, où la ville-centre voit progressivement se restreindre son poids relatif en termes de population et d’emploi, ne laissent a priori pas augurer d’une dynamique territoriale défavorable à l’automobile. En revanche, outre les éléments précités, plusieurs facteurs contribuent à esquisser une dépendance automobile maîtrisée. Ces facteurs sont liés à l’organisation spatiale de la métropole souabe. Ils tiennent d’abord à une croissance de l’agglomération qui se fait en s’efforçant de brider l’éparpillement de l’urbanisation : dans un contexte national de faible potentiel d’expansion urbaine, l’émiettement périurbain reste limité par un faible morcellement communal et par un contrôle de l’occupation de l’espace par les collectivités tendant à canaliser l’urbanisation, à considérer dérogatoire toute nouvelle construction sur des espaces non urbanisés et à protéger les espaces naturels et agricoles ; donnant l’exemple, la commune de Stuttgart, dont la moitié de la surface n’est pas urbanisée, cherche d’ailleurs à privilégier sa compacité urbaine et a pour cela fusionné symboliquement ses services de planification et de renouvellement urbains. Ces facteurs relèvent ensuite de la volonté d’organiser une concentration urbaine décentralisée, qui se manifeste ici de manière assez exceptionnelle 1995  : le Land du Bade Wurtemberg joue un rôle modérateur de la puissance de Stuttgart et de sa centralité, en maintenant une concurrence entres les villes et en soutenant l’affirmation de centres secondaires destinés à maintenir l’équilibre de l’armature urbaine, selon des principes d’aménagement du territoire à la fois hiérarchique et polynucléaire. Pour beaucoup, ce modèle de villes compactes et fonctionnelles intégrés dans une région polycentrique est paré de nombreuses vertus : « a "multicentered" approach to the design of cities can encourage growth without overburdening the infrastructure in one small portion of an urban area, increase densities without sacrificing neighborhoods, and promote alternate transportation systems without sacrificing personal mobility » 1996  ; il apparaît aussi naturellement complémentaire de la volonté de polariser la croissance urbaine et de structurer le développement urbain périphérique.

En fin de compte, si l’organisation spatiale de l’agglomération stuttgartoise offre de réelles opportunités de contestation de l’automobile, celles-ci ne se concrétisent pas sans peine. En effet, le modèle polycentrique d’urbanisation demeure un modèle exigeant en matière de transports. L’intensité des échanges qu’il suscite fait des conditions de mobilité de centre à centre un élément stratégique de son efficacité et s’accompagne de besoins en liaisons fortes et rapides. Les lieux centraux tendent alors à développer des stratégies d’accroissement global de leur accessibilité, qui reposent sur une offre performante de transports publics mais aussi sur la poursuite des progrès de desserte automobile ; d’où la prégnance toujours patente du territoire de l’automobile dans un centre d’agglomération concentré sur ses fonctions métropolitaines. 1997 La concurrence spatiale, qui règne en maître dans l’aire métropolitaine multipolarisée, induit donc des préoccupations fonctionnelles, relatives notamment aux activités commerciales et économiques, qui freinent la concrétisation d’un territoire de l’automobile-contestée. Pour pallier aux effets néfastes de cette compétition spatiale, une nouvelle institution de régulation a vu le jour. Le Verband Region Stuttgart doit permettre de mieux coordonner les dynamiques locales à l’échelle de la région urbaine. Il doit également établir un « nouvel ordre régional qui permette de développer des infrastructures de qualité. » 1998 Mais sa capacité à amplifier la contestation de l’automobile dépendra avant tout de sa faculté à faire émerger des modèles de référence communs à l’urbanisme et aux déplacements, favorisant l’intégration de ces deux champs et le ralliement à des logiques d’action qui puissent se décliner à toutes les échelles.

Même si elle n’a rien d’évident, la nécessité d’une action territoriale pour lutter contre le règne incontestable de l’automobile dans les agglomérations urbaines nous paraît indéniable. La nécessite d’intervenir sur l’espace urbain, ses structures, ses organisations pour limiter les phénomènes de dépendance automobile ressortent en effet nettement de nos analyses portant sur les modèles d’urbanisation théoriques, sur les centres d’agglomération et sur les configurations générales proposées à Lyon, Lille ou Stuttgart. C’est pourquoi l’engagement d’une logique territoriale alternative à celle de l’automobile-reine nous semble un passage obligé pour promouvoir une contestation porteuse d’une offre de déplacements diversifiée mais aussi d’une urbanité spécifique.

Derrière la production d’un territoire urbain de l’automobile-contestée se cache néanmoins divers enjeux, qui ne sont pas forcément convergents. Cela nous invite encore une fois à sortir d’une vision simpliste, qui conférerait aux techniques un rôle autonome. Avant toute chose, les techniques sont des objets sociaux qui ne se développent ou ne s’altèrent « que parce qu’elles sont en phase [ou non] avec des dynamiques sociétales et avec des jeux et enjeux d’acteurs. » 1999 Leur action et leur efficacité dépendent donc de leur adhérence aux évolutions sociétales. Or, il apparaît aujourd'hui que certains enjeux purement économiques poussent à la persistance de la domination de l’automobile, tandis que des enjeux environnementaux invitent à une contestation de la place de la voiture dans les comportements de mobilité. A chacun de ces enjeux correspond une structure d’intérêts qui cherche à se faire valoir dans le champ des déplacements. Mais surtout, les rapports de force ainsi instaurés, en se manifestant plus largement dans le champ urbain, apparaissent porteurs d’un véritable choix de société. « Encore convient-il d’être prudent quand on parle de choix social. En effet, rien ne prouve qu’une société localisée décide en toute connaissance de cause (qui ? quoi ? comment ?), à un moment quelconque de son histoire, de s’engager dans telle ou telle voie de développement. La double construction conjointe de l’économie et de l’espace social résulte sans doute d’une lente accumulation de concours de circonstances. Au cours d’une longue durée, sujette à de fiévreuses accélérations, la combinaison de facteurs idéologiques et culturels, d’événements politiques, d’effets géographiques, de rapports sociaux variés, forge un système socio-spatial plus ou moins efficace, en regard du légitime désir de bien-être des groupes qui le façonnent. » 2000 Tout en conservant donc au champ urbain son statut d’espace de jeu et d’espace en jeu, la contestation de l’automobile constitue cependant une question qui traite des valeurs qu’une société a la volonté d’exprimer ainsi que des préférences sociales qu’elle désire affirmer dans ses politiques. En France comme en Allemagne d’ailleurs, elle s’inscrit résolument dans des préoccupations écologiques, de défense de l’environnement et de qualité de vie. Pour autant, au niveau des politiques publiques, elle n’a pas rompu avec un autre registre, contradictoire, maintenant qu’il n’est pas « question de brider le fer de lance exportateur de l’économie nationale, qui plus est vitrine sociale et technologique du pays, pas plus que de se mettre en travers de l’envie de voiture, la mieux partagée qui soit. » 2001 Bref, par le biais de cette dialectique émergente, « l’automobile est devenue, depuis environ trente ans, progressivement, insidieusement, ce que l’on pourrait appeler avec Loren Lomaski, un mal public – en anglais cette expression serait plus claire car elle s’oppose plus nettement à "bien public" » 2002 – ; mais un « mal public » qui continue de se répandre et qui rend extraordinairement complexe toute action visant à limiter son usage.

Dans ce contexte, la question des moyens à la disposition des politiques de contestation n’a rien de subalterne et apparaît au contraire essentielle. D’autant qu’elle s’avère étroitement liée à la portée des politiques menées. Ce qui ressort de notre analyse est d’abord l’intérêt de développer des logiques de réponses à des demandes de déplacements, pas forcément automobiles, plutôt que des logiques d’offre. Les moyens les plus contestataires consistent alors à combiner, vis-à-vis de l’automobile, restriction et dissuasion pour réguler des systèmes de déplacements donnant la priorité aux territorialités sur les circulations. Ensuite, du fait de l’absence d’autonomie du marché des déplacements par rapport au fait urbain, les réponses aux problèmes de mobilité doivent, pour être porteuses d’une réelle contestation de l’automobile, s’inscrire dans une action territoriale plus globale. Alors que le territoire de l’automobile-reine procède d’un jeu des organisations socio-spatiales sur la mobilité pour susciter une demande automobile, il apparaît nécessaire de lutter avec les mêmes armes pour dessiner un territoire de l’automobile-contestée. Les principes d’une telle politique n’ont rien de bien original et sont des plus connus : densité, usage économe des sols, mixité, qualité des espaces de proximité… Ils obligent toutefois à considérer l’utilisation des sols comme l’instrument d’une politique plutôt que comme une fatalité. Ce faisant, ils vont à l’encontre d’orientations sociétales favorables à des organisations urbaines combinant liberté de circulation et libéralisation du secteur foncier. Or, à l’évidence, remettre en cause ces orientations libérales du système social, préférant réguler la croissance urbaine en facilitant les déplacements plutôt qu’en maîtrisant le foncier, ne peut aujourd’hui se faire sans mal, surtout en France où le manque de maîtrise foncière des collectivités est patent. D’autant qu’avec l’éclatement des organisations urbaines consécutif à la diffusion de l’automobilité, cette remise en cause doit désormais s’opérer à une échelle géographique élargie, si elle souhaite s’assurer une maîtrise franche de la dépendance automobile. A défaut, la contestation semble destinée à demeurer limitée dans son ampleur comme dans sa portée : un peu « comme dans l’histoire du fou qui cherche ses clés sous le lampadaire, parce que là seulement on y voit clair » 2003 , l’essentiel des politiques privilégiera des interventions au centre des villes, alors que l’essentiel des problèmes trouve ses origines bien au-delà.

Notes
1991.

En Allemagne, « plus de 60% de la population allemande habite en effet dans un bâtiment comprenant plusieurs logements, contre seulement 40% en France » (in M. WIEL, La transition urbaine, Mardaga, Sprimont, 1999, p.34). De plus, Stuttgart constitue la première des grandes villes allemandes en termes de densité de population rapportée à la surface bâtie.

1992.

F. LAISNEY, op.cit., p.44.

1993.

Ce décompte intègre les infrastructures routières et le stationnement de surface.

1994.

simplement précédée par Francfort et Nuremberg.

1995.

contrairement à ce qui se passe par exemple chez sa voisine d’Allemagne du sud, Munich.

1996.

B. MYERS, J. DALE, "Designing in car-oriented cities : an argument for episodic urban congestion", in M. Wachs, M. Crawford (Ed.), The car and the city, The automobile, the built environment and daily urban life, Ann Arbor, Mich. The University of Michigan Press, 1992, p.254.

1997.

Il faut néanmoins relativiser le côté spectaculaire des infrastructures dédiés à l’automobile dans le centre-ville en tenant compte de leur concentration. En effet, si on élargit le champ d’observation à l’ensemble de la commune de Stuttgart, on constate que les surfaces affectées aux déplacements demeurent raisonnables pour le nombre d’habitants qu’elles desservent : avec 51 m² par personne, Stuttgart se situe même parmi les grandes villes allemandes qui présentent les consommations d’espace pour les déplacements les plus faibles.

1998.

S. BIAREZ, "Politiques publiques et transports urbains : comparaison européennes", in J.C. Nemery, S. Wachter (dir.), op.cit., p.181.

1999.

F. ASCHER, "Une hospitalité signifiante", in Les Cahiers de médiologie, op.cit., p.187.

2000.

G. DI MEO, 1998, op.cit., p.28.

2001.

J. REILLER, "Une dynamique de l’ambivalence", in Les Cahiers de médiologie, op.cit., p.156.

2002.

M. GUILLAUME, "Paradoxes", in Les Cahiers de médiologie, op.cit., p.20.

2003.

J.M. OFFNER, 1996, op.cit., p.48.