Conclusion de troisième partie

Dans nos cités européennes, il ne fait guère de doute que la domination de l’automobile demeure aujourd’hui encore contestée par plusieurs aspects. Au-delà de cette évidence qu’il n’est jamais inutile de rappeler, il était alors intéressant d’apprécier les logiques de cette contestation apparente, en même temps que les dynamiques dont elle se révèle réellement porteuse.

A cet égard, il apparaît que la contestation découle d’abord des abus de pouvoir de l’automobile devenue reine. Ainsi, « dans des pays comme la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’opposition la plus virulente apparaît à la fin des années 60, lorsque la motorisation devient majoritaire. » 2004 Même si ce mode de transport n’a jamais été épargné par les critiques, ces dernières se cristallisent au cours des décennies suivantes autour de diverses thématiques : disponibilité des réserves énergétiques, sécurité des déplacements, défense de l’environnement voire questionnement naissant sur la durabilité de notre mode de développement. Mais, devant les prétentions omnipotentes de l’automobile, il s’agit également de savoir très prosaïquement quelle place relative accorder aux différents moyens de déplacement. En cela, la contestation de l’automobile s’accroche à des préoccupations multimodales qui demeurent communes à l’ensemble de la population – tout le monde est au moins piéton à certains moments, y compris l’automobiliste le plus exclusif… alors même que tout le monde n’est pas automobiliste. Elle s’attache donc à la persistance d’une demande de déplacements alternative pour engager des actions concrètes permettant de la satisfaire au moins partiellement. Cela vaut pour des modes menacés, à la recherche d’une amélioration de leurs conditions d’utilisation ou d’un renforcement de la possibilité de les pratiquer ; la marche nous semble faire partie de ceux-là. Cela vaut pour des modes en voie d’extinction, à la survie desquels des aménagements territoriaux paraissent nécessaires ; le vélo peut rentrer dans cette catégorie. Cela vaut même pour des modes qu’on croyait classés dans les espèces disparus mais qui présentent le mérite de disposer d’une faculté naturelle à résister à la submersion territoriale de l’automobile ; c’est le cas du tramway, qui a retrouvé une seconde jeunesse en réapparaissant dans les villes françaises pour les mêmes raisons qu’il avait disparu. Cette ultime tendance est d’autant plus étonnante que la théorie des champs nous porte à croire que plus un mode conserve une présence dans le champ des déplacements, plus l’attention qu’on lui accorde est vivace : de sa position initiale dans le champ dépend normalement l’intérêt qu’il suscite aux yeux des agents. Simplement, si ce n’est pas toujours le cas, c’est moins par dérogation aux lois générales de fonctionnement des champs que parce que le champ des déplacements apparaît fortement soumis à des enjeux extérieurs qui le dépassent. Ainsi, « en peuplant les espaces économiques métropolitains, la métropolisation développe la demande de transports publics, d’autant plus que le transport public n’est plus seulement un objet à usage interne, mais également un outil de valorisation externe et une vitrine dans la concurrence mondiale. » 2005 Or, à l’évidence, ce processus a constitué un des moteurs de la renaissance du tramway. Quoi qu’il en soit, dans l’optique proprement dite de la contestation de l’automobile, l’important demeure que cette renaissance s’inscrive finalement dans une nouvelle proposition territoriale, où l’urbanité et les aménités urbaines reprennent le dessus sur une accessibilité automobile généralisée portée par la constitution d’un territoire spécialisé.

Il s’ensuit que la logique de contestation procède également d’une volonté de rompre avec la généralisation de l’accessibilité automobile à tout prix et à toute vitesse. Pour autant, cette volonté ne s’applique pas à tous les espaces. Elle se manifeste en priorité là où la massification des flux automobiles pose des problèmes inextricables, là où elle ne se justifie pas, comme dans les espaces à vocation purement résidentielle par exemple, ou encore là où la qualité de l’espace urbain peut primer et pousser à d’autres traitements. Dans l’affirmation de cette logique contestataire, le stationnement joue un rôle clé dans la mesure où il constitue un des éléments prépondérants de l’accessibilité automobile. En effet, en assurant des dessertes de porte à porte, il participe à la position de force acquise par l’automobile dans le champ des déplacements et à un choix modal qui découle souvent tout simplement de la possibilité d’utiliser sa voiture. L’enquête transports réalisée en France en 1994 a ainsi mis en évidence l’importance spécifique du stationnement au lieu de travail dans la mobilité des pendulaires : dans les grandes agglomérations, 75% des actifs qui disposent d’une place de stationnement privé à leur destination utilisent leur voiture pour aller travailler alors que, dans le cas contraire, ils ne sont plus que 40%. D’ailleurs, comme le rappellent non sans humour Jean-Marie Guidez et Vincent Kaufmann, « même en Suisse, lorsque les places de stationnement sur le lieu de travail sont gratuites, tout le monde prend sa voiture. » 2006 Dans ces conditions, il est logique que le stationnement tende à être utilisé comme un instrument de contestation de l’automobile. D’autant qu’il permet de réguler l’accessibilité non pas de manière indifférenciée, sans souci pour les fonctions urbaines auxquelles il s’accole, mais en distinguant les usagers de la voiture de même que les usages de l’espace. Outil privilégié de régulation des déplacements motorisés, à condition d’être investi comme tel par les collectivités, il confère alors à la contestation un contenu plus explicitement sélectif, qui la rend susceptible de décourager certains automobilistes mais aussi d’assurer de meilleures conditions d’accueil à d’autres usagers de la voiture. Pour l’heure, le stationnement, quand il a accédé à cette fonction de régulation, l’a uniquement fait dans les centres urbains, là où les conflits d’usages sont le plus exacerbés. Il tend généralement à y dessiner des politiques contestataires qui s’attachent prioritairement, mais pas forcément exclusivement, à la défense des intérêts riverains des résidents et des commerçants. Il doit désormais faire la preuve de sa capacité à renforcer et à élargir cette contestation, ainsi que de sa faculté à se détourner du pacte contradictoire qu’il assure encore entre deux niveaux de politique : « l’un macro-spatial et favorable à l’automobile, l’autre micro-spatial et favorable aux transports collectifs. » 2007 Cela ne peut passer que par un renforcement de son action dissuasive et par un élargissement spatial de la modération qu’il est capable de susciter en matière d’accessibilité automobile.

Car, pour l’heure, le territoire de l’automobile-contestée s’incarne prioritairement, si ce n’est exclusivement, dans quelques parties distinctives de l’espace urbain. Ces parties, ce sont celles qui ont gardé une mémoire de la structure du champ urbain antérieure à l’ère de l’automobile de masse. Ce sont des espaces qui ont offert une résistance à l’extension spatiale du territoire de l’automobile-reine, même s’ils se sont partiellement adaptés ou s’ils ont été "bricolés" pour l’accueillir. Ce sont des espaces hérités, denses, associant diverses fonctions urbaines et qui se placent aujourd’hui au centre des organisations métropolitaines. Ils se distinguent par un cadre urbain ancien, aux transformations lentes et support d’accumulations de toutes sortes, sociales, économiques, culturelles et symboliques. Les héritages qu’ils accumulent assurent alors une forte présence du passé de la relation structurale du champ urbain, suscitant diverses formes d’inertie et empêchant l’affirmation d’une dynamique territoriale endogène favorable à l’automobile. A première vue, la contestation de l’automobile revient donc surtout à « préserver un espace de centralité auquel on reconnaît toutes les valeurs » 2008 , d’autant qu’il assume également une fonction identitaire. Mais elle ne procède pas uniquement d’une survivance et supporte une dynamique territoriale qui développe des stratégies pas toujours orthodoxes au sein du champ des déplacements ainsi qu’un processus de distinction au sein du champ urbain.

Contrairement à ce que l’on aurait pu croire à l’origine de la constitution d’un territoire urbain pour l’automobile, le processus qui anime aujourd'hui la dynamique territoriale de l’automobile-contestée repose largement sur des mécanismes distinctifs de valorisation. Quant elles s’engagent effectivement, les politiques de contestation apparaissent ainsi étroitement liées à une production de valeur et à son inscription dans l’espace. C’est d’ailleurs en grande partie en cela qu’elles s’attachent à un centre, dépositaire d’un capital accumulé en constante recomposition. En effet, des formes urbaines héritées a commencé à émerger un lieu théorique de centralité « désormais plus soucieux de la "qualité" de ses activités et de ses habitants que de leur seule quantité. » 2009 En demeurant « le lieu fort des pouvoirs, des pressions foncières et économiques, des spéculations multiples » 2010 ainsi que d’une certaine concentration de flux par nature créatrice de richesses, le centre d’agglomération continue de s’affirmer dans l’archipel urbain comme un espace de valorisation : valorisation liée à une rareté foncière qui, dans un univers de concurrence, pousse à des logiques d’accumulation, dès lors que les agents les mieux pourvus en capital trouvent intérêt à valoriser ce qui est le plus rare et auquel seuls ils peuvent accéder grâce à leur dotation en capital 2011  ; valorisation également liée à une logique patrimoniale, qui cherche à protéger les possessions immobilières héritées en même temps qu’un patrimoine urbain symbolique commun. Du point de vue des déplacements, ces processus de valorisation contribuent à l’affirmation d’une dynamique territoriale spécifique. Cette dernière se concrétise notamment par des investissements en transports collectifs, qui agissent « puissamment, dans un deuxième temps, pour maintenir les fortes rentes foncières des zones centrales. » 2012 En combinant des aménagements de qualité à une certaine sélection des flux automobiles, elle concourt également à limiter les menaces directes qu’un envahissement incontrôlé de l’automobile fait peser sur les valeurs spatiales du centre. Derrière la volonté de préserver le cœur des agglomérations des dynamiques territoriales propres à l’automobile-reine, il s’agit bien de « donner un coup de main au marché foncier dans sa défense des patrimoines immobiliers centraux ou, si l’on préfère une vision plus humaniste, de défendre la civilisation urbaine. » 2013 D’ailleurs, l’essence même de la contestation de l’automobile ne se révèle guère éloignée des principes d’une gestion patrimoniale : prise en compte du long terme, multiplicité des usages potentiels d’un même milieu, conflits d’acteurs et importance des valeurs non marchandes... Mais elle s’inscrit également dans une logique de gestion stratégique de la rareté : alors que l’automobile est devenue un bien largement répandu, l’accès automobile aux espaces centraux tend à demeurer un bien rare, invitant à l’engagement d’un processus d’accessibilité sélectif favorable aux éléments de plus-value et touchant autant les pratiques de mobilité que les ménages, les entreprises et les commerces. Au fil de ce processus de valorisation d’espaces somme toute restreints, les possibilités sociales d’accès à ces territoires de la contestation devraient donc apparaître beaucoup moins différenciées. Et, pour cela, il n’est pas nécessaire de recourir au péage urbain. La première tarification du droit à la ville est celle qui consiste à payer pour s’installer à travers le loyer ou le prix du sol – ce qu’Alain Lipietz a nommé, d’un terme plus générique, le « tribut foncier urbain » 2014 . Dans un champ foncier régulé par le marché, les prix du sol constituent un élément déterminant de la logique sélective portée par la montée de la contestation de l’automobile. Ce sont eux qui organisent en périphérie la constitution de secteurs résidentiels socialement homogènes et ce sont également eux qui attisent l’appropriation des espaces centraux par les activités tertiaires les plus rentables et par les classes les plus aisées. C’est ainsi que s’est faite jusqu’à présent la résistance de certains espaces hérités au développement de la ville de l’automobile, en trouvant des parades fondées sur une distinction spatiale mais aussi sociale. Quant aux quartiers de la ville agglomérée qui ne s’engageront pas dans une dynamique de valorisation ou qui « tomberont en panne » 2015 de renouvellement urbain, ils s’exposeront à une dépréciation, qui les destinera à être progressivement désertés ou relégués.

Apparemment hérétique au sein du champ urbain, la distinction proposée par les espaces centraux ne semble pas pour autant remettre formellement en cause les grands principes d’une orthodoxie globale fondée sur l’automobile, cet instrument de mobilité devenu vecteur d’abondance foncière et donc d’une nouvelle distribution des valeurs spatiales. D’ailleurs, c’est vraisemblablement aussi parce qu’elle autorise un desserrement des hommes et des activités que la diffusion massive de l’automobile permet d’organiser parallèlement la réservation de certains sols urbains. Ce faisant, il est possible de considérer le présent et d’envisager l’avenir selon deux angles différents. On peut penser que les centres d’agglomération tendent à développer un modèle territorial de lutte contre la dépendance automobile restreint et symbolique, qui tire avantage à l’être et qui, tout en gagnant en visibilité, demeure foncièrement impuissant à remettre en question l’extension de la ville invisible, territoire naturel de l’automobile. Mais on peut aussi estimer que les politiques menées dans les centres d’agglomération témoignent des possibilités de limiter l’extension du territoire de l’automobile-reine et que, s’il y a des doutes à exprimer, c’est avant tout sur l’intérêt qu’il y a à concentrer les actions de contestation de l’automobile dans une portion de l’archipel urbain aussi restreinte et symbolique, ce qui a pour effet d’accentuer la différenciation socio-spatiale résultant de telles actions.

Encore faudrait-il, pour que cette seconde hypothèse se confirme, que la dynamique qui anime le territoire de l’automobile-contestée ne se contente plus de stratégies de conciliation qui « n’amènent qu’à creuser un peu plus les contradictions entre l’attrait de l’automobile comme moyen de transport et la volonté de limiter son utilisation. » 2016 Par principe, le territoire de l’automobile développe une offre de vitesse et d’accessibilité dans l’espace urbain. Or, sa contestation se traduit souvent a minima, par l’organisation d’une ville des vitesses variables et par une offre d’accessibilités alternatives. Elle ne se résout encore qu’exceptionnellement à entreprendre une limitation de la vitesse à coût modéré et de l’accessibilité automobile de masse, c’est-à-dire une véritable lutte contre les tendances de fond présidant au développement du territoire de l’automobile-reine. Pour cela, une subversion plus vigoureuse des structures de plusieurs champs se révélerait en effet nécessaire. Elle obligerait à une augmentation substantielle du prix de l’essence. Elle exigerait de procéder à une large remise en cause de la vitesse des voitures particulières en milieu urbain. Elle imposerait des engagements visant à maîtriser le foncier plutôt qu’à faciliter les déplacements. Elle nécessiterait un meilleur contrôle des extensions urbaines et des formes urbaines produites. Elle réclamerait également des aménagements de l’espace offrant aux populations non motorisées des avantages similaires aux autres. 2017 Le tout envisagé, non pas comme autant de mesures distinctes les unes des autres, mais de manière coordonnée. A défaut, le risque est sans doute de voir les espaces agglomérés ballottés entre Celebration et le Bronx, tandis que parallèlement se poursuivra l’expansion périurbaine de la « barbecue city » 2018 .

Notes
2004.

G. DUPUY, 1995a, op.cit., p.43.

2005.

G.F. DUMONT, "Transports urbains et espace économique", in Nouveaux espaces et systèmes urbains, op.cit., p.388.

2006.

M.A. MAIRE, "Politiques urbaines et automobilité : le regard des chercheurs", in Urbanisme, Hors série n°12, avril 1999, p.58.

2007.

A. BIEBER, M.H. MASSOT, 1991, op.cit., p.3.

2008.

G. DUPUY, 1995, op.cit., p.55.

2009.

A. REYNAUD, "Centre et périphérie", in A. BAILLY, R. FERRAS, D. PUMAIN (dir.), Encyclopédie de géographie, op.cit., p.591.

2010.

J.P. PEYON, in J. CHEVALIER, J.P. PEYON (dir.), op.cit., p.261.

2011.

processus que François Asher décrit bien, en rappelant plus généralement que « la hausse des prix autour des nœuds d’interconnexion n’est pas, dans la moyenne et la longue durée, un facteur de déconcentration métapolitaine, mais est au contraire un facteur d’attraction des agents économiques et sociaux les plus puissants » (in F. ASHER, 1995, op.cit., p.75).

2012.

A BIEBER, M.H. MASSOT, J.P. ORFEUIL, 1992, op.cit., p.62.

2013.

J.M. OFFNER, 1996, op.cit., p.47.

2014.

cf. A. LIPIETZ, Le tribu foncier urbain, Maspero, Paris, 1979.

2015.

M. WIEL, 2002, op.cit., p.127.

2016.

V. KAUFMANN, "Quand l’opinion publique révèle les limites de l’action publique", in Transports Urbains, n°104, juillet-septembre 2003, p.7.

2017.

Des chercheurs anglo-saxons ont ainsi développé le principe EANO (Equal Advantage for Non-Ownership ou Avantages Egaux pour les Non-Propriétaires), qui vise à ce que la planification et l’organisation des régions urbaines prêtent attention à offrir des avantages égaux aux populations qui ne possèdent pas de voiture par rapport aux ménages motorisés.

2018.

L’expression est de Marc Wiel.