Conclusion

‘« L’automobile dans la ville est un sujet qui fâche. Faites une réflexion lors d’une soirée, ou intervenez dans un colloque sur ce thème, et vous pouvez être sûr qu’une vive discussion sera lancée, que certains vous suivront au-delà de ce que vous pensez vous-même, tandis que d’autres vous mettront en cause avec vigueur, ayant perçu dans vos propos bien autre chose que ce que vous aviez cru exprimer. » 2019

Dans cette entreprise difficile, à laquelle de nombreux chercheurs se sont attelés et qui consiste à chercher à comprendre la place prise par l’automobile dans les pratiques de mobilité urbaine, nous nous sommes efforcés pour notre part de mettre en évidence toute l’importance de l’organisation spatiale des ensembles urbains. En travaillant à l’interface des pratiques socio-spatiales, des offres de mobilité et des formes de développement urbain, nous nous sommes alors attachés à étudier les caractéristiques et les dynamiques d’un espace socialisé favorable à l’usage de l’automobile. Cet espace socialisé, tel qu’il est approprié mais également tel qu’il est produit, renvoie à une notion qui fait florès depuis quelques années dans les sciences sociales, celle de territoire. A partir d’analyses appuyées sur l’étude des agglomérations de Lyon, Lille et Stuttgart, la thèse que nous avons voulu développer entendait donc expliquer la place et le rôle de l’automobile dans les villes par la production au sein de l’espace ou du champ urbain d’un territoire pour ce moyen de transport, c’est-à-dire d’un espace qui lui soit dévolu et qu’elle s’est appropriée.

La première hypothèse visant à étayer cette thèse consistait à postuler que les comportements des individus, aussi stratégiques et essentiels soient-ils, ne pouvaient être à eux seuls tenus responsables de l’emprise grandissante de l’automobile dans la mobilité urbaine. Pour mieux concevoir comment l’automobile a pénétré dans la "cité" des individus – c’est-à-dire dans la ville autant que dans la société –, il nous semblait important de souligner en quoi les choix individuels, de déplacement comme de localisation, découlaient de décisions ou de déterminants plus généraux. Ces influences, relatives notamment à la production d’un territoire urbain de l’automobile, nous paraissaient alors inviter les "usagers de la ville" à effectuer des choix de mobilité placés sous contraintes.

De cette première hypothèse découlait une deuxième, orientant l’approche du territoire urbain de l’automobile vers les mécanismes de sa production plutôt que vers sa dimension perçue par les citadins et vécue par les automobilistes. Il s’agissait avant tout d’établir l’authenticité d’une production sociale d’un territoire de l’automobile, poussant à la domination de ce mode de transport et à son inscription durable en milieu urbain. Générateur de facilités mais aussi de contraintes, ce territoire aurait vocation à s’adresser en priorité aux automobilistes mais il tendrait également à peser sur la vie des usagers des autres modes de déplacements. Il participerait ainsi à installer, dans la plus grande partie de l’espace urbain, un règne de l’automobile presque sans partage, au point même d’interroger sur les modalités de contrôle social auxquelles il resterait soumis.

Enfin, la troisième et dernière hypothèse venait nuancer la précédente. Elle visait en effet à introduire, dans une logique de production territoriale moins monolithique que présupposée, une différenciation découlant de certaines résistances à l’avènement en cours d’un territoire de l’automobile-reine. Elle revenait plus particulièrement à conjecturer que ces résistances étaient porteuses d’une proposition territoriale alternative, parvenant à contester la domination de l’automobile. Attachée pour l’instant de manière relativement limitée à certains types d’espaces urbains, cette contestation se distinguerait par sa faculté à susciter des pratiques de mobilité moins favorables à l’automobile ou en tout cas à les rendre possibles. Elle tendrait alors à confirmer l’existence d’opportunités de modération de la place de l’automobile dans la mobilité et l’agencement urbains, susceptibles d’être diffusées à une échelle élargie ; la question du caractère réaliste ou utopique d’une telle perspective devant finalement permettre d’évaluer son aptitude à lutter, en milieu urbain, contre la dépendance automobile dont nos organisations socio-spatiales sont aujourd'hui largement porteuses.

Notes
2019.

F. ASCHER, "Une hospitalité signifiante", in Les Cahiers de médiologie, op.cit., p.185.