L’automobile dans la cité des individus

Concernant notre première hypothèse, nos analyses ont confirmé à la fois la prégnance et la relativité des représentations individuelles – dont on connaît l’importance en matière de formation des comportements – dans la préférence accordée à l’automobile comme mode de déplacement urbain. Cela nous a amené à souligner le rôle déterminant joué par les structures extérieures aux individus dans la genèse des phénomènes de prédilection automobile : que ce soit par les structures sociales qui, en pesant sur les schèmes de perception, les systèmes de préférences et les pratiques des agents sociaux 2020 , tendent à véhiculer une attirance collective des individus pour l’automobile ; ou que ce soit par les structures spatiales qui, en plaçant l’automobile au cœur des processus d’organisation et de recompositions urbaines, influent fortement sur les pratiques individuelles de mobilité. Cette double action des structures collectives permet alors d’accréditer l’idée d’un territoire urbain de l’automobile socialement produit avant d’être un objet d’appropriation pour les agents qui font le choix de ce mode de déplacement.

Bien sûr, de même qu’il est incontestable que l’automobile constitue un bien de plus en plus répandu, on ne peut qu’observer sa propension à s’affirmer de plus en plus comme un bien individuel plutôt que comme un équipement de la famille. La forte poussée de la multimotorisation des ménages en témoigne d’ailleurs. Surtout, « les années 50 ou 60 où la voiture était un moyen de se situer dans la hiérarchie sociale sont révolues. A ces valeurs se sont substituées d’autres valeurs comme la recherche d’autonomie ou la recherche d’un mode d’expression individuel... » 2021 L’indéniable intérêt exprimé pour ce moyen de transport tient ainsi clairement à ce qu’il représente et à ce qu’il autorise dans ce qui est devenu la société des individus. « En un mot, le cheminement de l’automobile permet de suivre à la trace la progression de l’individualisme de masse au cours de ce siècle. » 2022 Offrant flexibilité d’utilisation, indépendance et possibilité de mouvement autonome, l’automobile a accompagné l’émergence de l’individualité dans le social, en même temps qu’elle a accédé au rang de symbole de liberté individuelle. Sans en être à l’origine, elle est devenue une incarnation du processus historique d’individuation, qui a conduit les individus à se penser et à se représenter de plus en plus comme tels. En donnant à chacun le sentiment de pouvoir se fabriquer un mode de vie, elle s’est résolument affirmée comme un élément d’émancipation et d’affirmation de soi. Pourtant, au même titre que pour le processus d’individuation, le caractère objectif et collectif du mouvement de motorisation donne à voir toute l’ambivalence d’un phénomène que l’on se contente bien souvent d’expliquer par des raisons inhérentes à des préférences subjectives et individuelles.

De même, dans une société des individus où la réalité sociale paraît s’exprimer à travers des chaînes d’interdépendances individuelles de plus en plus complexes, la voiture particulière apparaît communément comme un outil nécessaire à l’organisation de territoires de vie particuliers. C’est particulièrement le cas dans un milieu urbain riche en opportunités auxquelles il semble capital de pouvoir accéder. En procurant potentiellement une capacité individuelle à saisir et à articuler ces opportunités, même lorsqu’elles sont offertes dans des sites divers et disjoints, l’automobile distille alors un sentiment de maîtrise de ce milieu urbain. Elle facilite également la constitution d’un réseau individué de relations personnelles, débarrassée des contraintes de proximité. Ainsi, elle paraît répondre moins à des besoins de mobilité qu’à des besoins particuliers et différenciés de mobilité. Avec l’automobile, « la liberté gagnée ou retrouvée de relier des lieux séparés se traduit concrètement pour telle personne, pour tel groupe, par une latitude de composer autrement des espaces de vie et de se les approprier (Führer et al., 1994). C’est, comme l’écrit Marcel Roncayolo, la faculté donnée de remplacer le "menu" par la "carte", en matière de pratiques territoriales. » 2023 En principe, cette différenciation des pratiques "à la carte" doit favoriser une plus grande expression des convenances personnelles ainsi qu’une extension de l’horizon spatial, social, culturel des individus. « Mais si les choix augmentent, les éléments à choisir deviennent, eux, identiques pour tous. En effet, dans le même temps où les objets se multiplient, l’industrialisation et la standardisation semblent gagner de nombreux domaines et uniformiser les villes et la vie quotidienne progressivement mais irrémédiablement. » 2024 Même – surtout ? – avec l’outil automobile à la portée du plus grand nombre, les limites aux logiques d’individuation et de différenciation demeurent donc, qu’elles soient sociales ou territoriales.

Sous l’influence de ces facteurs structurels se façonnent finalement des organisations socio-spatiales dont l’automobile tend à devenir le grand ordonnateur. Notre proposition de territoire de l’automobile s’inscrit ainsi avec assurance dans un milieu urbain en perpétuel recomposition. Ce territoire, c’est un espace collectif de transport offert aux individus 2025 pour leur permettre d’accéder aux opportunités urbaines qui leur sont proposées. Mais c’est aussi un ensemble de sols qui se distribuent entre les agents qui ont misé sur l’automobile comme mode de déplacement ou d’accès dans l’univers urbain. Ce faisant, il implique nécessairement un processus de production sociale préexistant à son appropriation par les possesseurs et utilisateurs d’une voiture particulière.

Le territoire urbain de l’automobile apparaît alors comme le garant d’une certaine individualisation des pratiques socio-spatiales avant d’en être le fruit. Il permet d’accueillir et d’écouler la masse de déplacements autonomes devenue nécessaire au fonctionnement quotidien de nos sociétés, tendant à soumettre les agents urbains à une injonction globale de mobilité. En cela, l’automobile se détourne de son statut d’instrument de liberté pour dévoiler un autre visage, générateur d’une forme d’aliénation pour les individus. Plusieurs auteurs ont d’ailleurs développé des analyses dans ce sens. Ainsi, pour Ronald J. Horvath 2026 , l’aliénation de l’homme va de pair avec la croissance d’un espace-machine, qu’il appelle « territoire aliéné » et qui, dans l’utilisation de l’espace, exacerbe les contradictions entre les exigences de l’homme et celles de la machine. Quant à Ivan Illich, il estime que « l’appauvrissement des liens qui unissent l’homme à lui-même, aux autres et au monde devient un puissant générateur de demande de substituts hétéronomes qui permettent de survivre dans un monde de plus en plus aliénant, tout en renforçant les conditions qui les rendent nécessaires » 2027  ; ce faisant, il trouve là une explication rationnelle à la propension des individus à adorer ce qui leur est en fin de compte nuisible. En posant l’intéressante question de l’asservissement des individus à l’automobile, ces analyses ne doivent cependant pas masquer ce qu’a de plus essentiel, à nos yeux, la mise en évidence en milieu urbain d’un territoire pour ce moyen de transport : le fait que le développement de la mobilité de sociabilité qu’il autorise ait pour corollaire la disparition progressive des sociabilités de proximité ; que « ceux qui ne sont pas motorisés dépendent des automobilistes qui orientent les nouvelles localisations, distordant l’espace de telle sorte que l’automobile devienne indispensable » 2028  ; et finalement que ces évolutions occasionnent, pour les personnes qui n’ont pas de voiture particulière, une perte d’accessibilité et de mobilité. 2029 Car il nous apparaît qu’il s’agit là de l’essence même de cette logique territoriale, qui installe la domination d’un moyen de transport sur les autres en invitant à l’automobilisation de la "cité des individus".

Notes
2020.

En cela, nous souscrivons à la définition de Pierre Bourdieu, à savoir que « l’agent social, en tant qu’il est doté d’un habitus, est un individuel collectif ou un collectif individué » (in P. Bourdieu, 2000, op.cit., p.260).

2021.

D. LECOMTE, in F. Enel, p.23.

2022.

P. YONNET, in F. Enel, op.cit., p.46. L’ouvrage de Paul Yonnet, Jeux, modes et masses, comporte par ailleurs un chapitre entier consacré à la voiture.

2023.

G. DUPUY, 1995a, op.cit., p.116.

2024.

F. ASHER, 1995, op.cit., p.123.

2025.

mais contrairement aux transports collectifs, l’automobile procure aux individus un accès privé et personnalisé à la mobilité dans l’espace urbain.

2026.

"Machine space and Regions of the Future", in Janelle, Belanger, Les régions qu’il faudrait faire, Notes et documents de recherche n°6, Université Laval, Québec, 1975.

2027.

J.P. DUPUY, "Ivan Illich ou la bonne nouvelle", in Le Monde, Vendredi 27 décembre 2002, p.11.

2028.

G. DUPUY, 1999, op.cit., p.9.

2029.

Pour certains, il s’agit d’ailleurs du problème le plus important et le plus délicat découlant de la diffusion massive de l’autombile : « by far the most difficult and most important problem attaches to the automobile’s negative effects on social equity – to the loss in mobility it has caused for people who don’t have cars » (M. WEBBER, "The joys of automobility", in M. Wachs, M. Crawford, The car and the city, The automobile, the built environment and daily urban life, Ann Arbor, Mich. The University of Michigan Press, 1992, p.284).