L’existence d’un territoire urbain de l’automobile, socialement produit pour offrir des conditions favorables à ce mode de déplacement, nous semble donc confirmée par nos analyses. Elle se manifeste évidemment à travers le réseau de circulation hiérarchisé qui irrigue l’espace, mais également dans les caractéristiques physiques et organisationnelles de certains tissus urbains. En cela, elle tend à s’imposer à tous, y compris à ceux qui ne sont pas motorisés. En outre, par les choix qu’il autorise et les faveurs qu’il dispense, ce territoire se montre porteur d’une préférence pour l’automobile traversée par de puissantes tendances monopolistiques. Forte de son ancrage spatial, cette préférence n’en reste pas moins une préférence d’ordre social. La combinaison de ces deux dynamiques, spatiale et sociale, réduit alors d’autant plus les possibilités de voir l’existence de ce territoire de l’automobile-reine ainsi que son expansion être contestées.
Ce territoire de l’automobile se caractérise d’abord par une imbrication des infrastructures et des espaces urbains, qui contribue à dépasser l’opposition qui perdure encore souvent entre réseaux et territoires. Dans l’acception que nous avons souhaité lui donner, il associe donc des aires mises en réseau au réseau lui-même ou plutôt aux infrastructures du réseau qui territorialisent autant qu’elles sont elles-mêmes territorialisées. Il entérine ainsi le fait que, « par leur réalité physique, leur emprise au sol et leur inscription dans le paysage, [les grandes infrastructures routières] contribuent à dessiner la ville [mais aussi que] leur fonctionnement, les flux qu’elles génèrent ou qu’elles concentrent, constituent un second aspect à travers lequel les infrastructures donnent sa physionomie au tissu urbain. » 2031 Ces infrastructures relient alors des fragments d’un espace urbain qu’elles ont contribué à fragmenter. Elles organisent une mise en réseau des aires de l’urbain, qui imprime à celles-ci des valeurs de plus en plus dépendantes de leur accessibilité. De cette manière, le réseau technique du système automobile s’affirme comme un des éléments prépondérants de fonctionnement d’un territoire urbanisé qui, au-delà de l’éclatement incontrôlé auquel il semble se soumettre, obéit à certaines logiques de structuration et d’organisation. L’automobile se voit ainsi conférer un rôle de premier plan dans le fonctionnement des organisations urbaines, au point de faire de ce moyen de déplacement un producteur d’espaces urbains. En effet, en rendant possible l’abondance de terrains urbanisables dans une aire d’influence des villes étendue, l’automobile contribue à orienter le développement urbain vers de nouveaux espaces qui deviennent de fait des territoires de l’automobile. Les formes urbaines ainsi produites présentent alors des spécificités qui entretiennent en retour leur dépendance à l’égard de ce moyen de transport. Et, dans ces espaces discontinus, spécialisés, aux faibles densités et aux fortes valeurs individuelles, il devient bien difficile d’envisager la mobilité sans l’automobilité.
Cependant, on attribue « à tort à l’automobile la responsabilité originelle de la périurbanisation. Or, elle n’en a pas été la cause, mais l’instrument. » 2032 En tant que moyen de transport, l’automobile reste avant tout un outil : un outil qui demeure une consommation intermédiaire avant d’avoir d’intérêt par lui-même ; un outil au formidable potentiel mais qui trouve d’abord sa valeur dans ce que l’on en fait ; un outil dont les prédispositions demeurent dépendantes de conditions extérieures pour s’exprimer ; un outil enfin qui a été socialement investi en permettant de façonner des organisations spatiales satisfaisant un certain nombre d’intérêts au sein de la société. Pour ainsi dire, ce dont on a imaginé que l’automobile puisse être porteuse dans les organisations urbaines peut être résumé par analogie avec ce qu’a apporté l’hypermarché en matière de consommation : plus de choix à moindre prix et à la portée du plus grand nombre. C’est, il nous semble, ce que nos sociétés ont finalement attendu du territoire de l’automobile et ce grâce à quoi ce dernier a pu coaliser une grande diversité d’intérêts et d’objectifs autour de sa production. Le rôle donné à l’automobile dans les organisations socio-spatiales a donc été soutenu par une idéologie libératrice, visant notamment à atténuer les contraintes de proximité physique, à introduire davantage de flexibilité sur le marché du logement et de l’emploi, à organiser une certaine démocratisation de l’accès aux sols et à susciter une moindre concentration des valeurs foncières. Ainsi, lorsqu’il atteint enfin les masses, « le développement de l’automobile est cohérent par rapport à des objectifs de croissance économique et d’accroissement du bien-être individuel. Il l’est d’autant plus que politiquement la démocratisation de l’automobile est perçue comme un vecteur de diminution des inégalités sociales. » 2033
Toutefois, les processus de libéralisation qui ont accompagné cette démocratisation ont attisé des formes de concurrence, qui soulignent bien souvent davantage les inégalités qu’elles n’atténuent l’ensemble des contraintes. Du côté des agents urbains, il en découle des capacités différentes à tirer profit des mutations territoriales liées à l’automobile : il y a ceux qui peuvent faire de la mobilité automobile un élément clé de leurs stratégies socio-spatiales, ceux qui l’intègrent davantage comme un passage obligé et ceux qui n’y ont pas accès ; de même, il y a ceux qui peuvent profiter de la plus grande flexibilité introduite sur le marché du logement et de l’emploi, ceux qui ont tendance à la subir et ceux qui en sont clairement exclus ; enfin, il y a ceux qui disposent des capacités nécessaires pour maîtriser la complexité des organisations urbaines et ceux qui s’efforcent de s’y adapter, avec plus ou moins de chances et de succès. Au final, l’ensemble de ces distinctions dessinent un rapport social à l’espace contemporain qui n’a rien d’univoque. « Il est bien connu qu’il est traversé par des tendances antagoniques d’hyper-mobilité, d’ouverture des horizons, de relation par connexion, pour une fraction de la population, et de marginalisation, de repli, de relégation, pour une autre, avec sans doute bien d’autres positions intermédiaires. » 2034 Ces positions intermédiaires sont notamment occupées par les agents qui ont trouvé, dans la démocratisation de l’automobile et dans les mutations urbaines qui l’ont accompagnée, l’occasion d’occuper une meilleure position dans le champ urbain en accédant à la propriété individuelle. Seulement, pour la majorité de ces agents, cette accession ne peut se faire n’importe où et à n’importe quel prix. Elle les oriente généralement vers des localisations périurbaines, dont le coût d’acquisition plus abordable au premier abord se charge ensuite de coûts de transport qui pèsent fortement sur le budget de ces ménages. 2035 Si la périurbanisation apparaît comme « la forme caractéristique choisie par les classes moyennes pour tirer leur épingle du jeu à l’intérieur du vaste champ de la compétition pour l’espace entre les ménages » 2036 , ce choix se trouve singulièrement alourdi par les obligations dont il est porteur en matière de motorisation. Pour reprendre notre métaphore de l’hypermarché, nous serions donc tenté de dire en simplifiant que, dans l’hypermarché des modes de vie associés aux nouvelles organisations urbaines et dont l’automobile est en quelque sorte le "caddy" – et sans "caddy" dans un hypermarché, on sait bien qu’il n’est pas possible de faire de grandes courses et qu’on se trouve souvent réduit à aller à l’essentiel –, il y a les clients "Gold", qui voient leur liberté de choix préservée parmi tous les produits existants, les ménages à faible revenu, qui ne peuvent prétendre qu’aux fins de série déclassés, et les consommateurs moyens qui ont accès à des produits modernes mais standardisés, assortis de crédits souvent très coûteux.
Pour l’heure, cette organisation sociétale apparaît toujours portée par une dynamique territoriale liée à l’automobile-reine, qui lui donne une vigueur parfois déroutante et qui peut même laisser croire qu’elle tend à échapper à tout contrôle social. En effet, cette dynamique territoriale dévoile un caractère auto-entretenu, appuyé sur le rôle moteur joué par l’espace pour conforter la place de l’automobile dans les organisations urbaines et les comportements de mobilité. En inscrivant dans l’espace la priorité à la voiture particulière, le territoire de l’automobile-reine contribue non seulement à la constitution de ce qu’Ivan Illich nomme un monopole radical, à savoir un processus qui institue des conditions rédhibitoires pour l’usage des autres modes de déplacements. Mais surtout, la "ville de l’automobile", que ce territoire porte en son sein, sécrète désormais ses propres besoins de desserte et de mobilité : des besoins qui se traduisent toujours par une demande de routes permettant de rallier rapidement les grandes agglomérations mais qui invitent moins à la création d’axes de pénétration jusqu’aux centres historiques et davantage à la réalisation de grandes voies d’irrigation des espaces périphériques. Si la satisfaction intégrale de ces besoins constitue à l’avenir la priorité des politiques publiques, il ne fait guère de doute que les orientations futures du développement urbain poursuivront voire amplifieront les tendances actuelles. Or, les leçons de l’époque contemporaine nous enseignent que l’intégration dans les organisations urbaines de nouvelles destinations inaccessibles aux autres moyens de déplacements « contribue à créer un espace urbain socialement et spatialement ségrégué (Bassand, 1990), et provoque une dépendance croissante de l’automobile » 2037 .
Dans ces conditions, on peut donc s’interroger sur le caractère "durable" 2038 ou non de la poursuite des dynamiques territoriales engagées. Comme la réponse à cette question dépasse largement le cadre de notre thèse, nous nous contenterons simplement d’apporter ici quelques éléments de réflexion qui nécessiteraient d’être approfondis par ailleurs.
Il nous apparaît de prime abord que la réponse ne peut être qu’affirmative… dès lors que l’on entend durable au sens de vivace. Car il nous semble que la production du territoire de l’automobile-reine tend non seulement à se poursuivre sous l’influence de dynamiques endogènes, mais qu’elle continue aussi à s’appuyer sur une solide structure d’intérêts au sein de la société. Socialement, elle est sans doute moins portée qu’auparavant par une volonté de démocratisation mais elle répond plus que jamais à des désirs de distinction. Or, dans les organisations urbaines contemporaines, les automobilistes jouissent indéniablement plus que les autres d’une liberté de déplacements et de localisation, qui découle autant de la détention d’un capital économique, social ou culturel qu’elle y contribue. 2039
En revanche, si on donne au terme durable le sens que lui accorde aujourd'hui la notion de développement durable, il ne fait guère de doute qu’il faille apporter une réponse beaucoup moins positive à la question posée. Pour des raisons environnementales bien entendu, mais pas uniquement. Socialement, en organisant de plus en plus l’environnement urbain autour de l’automobile, ces dynamiques pénalisent les populations ayant peu ou mal 2040 accès à la voiture particulière et contribuent à dégrader leur situation. En outre, sans contrôle ou régulation publique performante, les différenciations sociales à l’œuvre dans les organisations urbaines en mutation engendrent des phénomènes de ségrégation qui questionnent la durabilité du modèle de développement contemporain. 2041 Economiquement enfin, alors qu’elle a pu apparaître un temps comme la solution la plus intéressante, on s’aperçoit peu à peu que la "ville de l’automobile" génère des coûts qui sont loin d’être anodins : pour ses habitants, soumis à une dépendance automobile qui contrarie parfois la maîtrise de leur budget ; pour les pouvoirs publics, astreints à de lourds impératifs d’entretien et d’extension des réseaux ; et pour la collectivité dans son ensemble, confrontée aux fortes externalités négatives liées au règne de l’automobile. En ce sens, la viabilité de ce modèle de développement socio-spatial se révèle soumise à une exigence de continuité voire d’élargissement dans la distribution de capital aux différents agents urbains, qui n’est plus actuellement garantie par nos économies nationales.
Malgré la vigueur de la dynamique qui le porte, le territoire de l’automobile-reine s’inscrit donc dans un modèle global de développement qui demeure imparfait et fragile : la démocratisation qu’il entend promouvoir ne peut que laisser une partie de la population "sur le bord de la route" et sa capacité à susciter un développement durable est aujourd’hui largement contestée. Il reste néanmoins à un modèle alternatif à faire la preuve de sa faculté à contester effectivement ce modèle devenu dominant.
Parole d’acteur recueillie lors d’un entretien avec un habitant de la ZUP de Bron-Parilly.
O. KLEIN, "Les modifications de l’offre de transport : des effets automatiques à l’innovation socio-technique. L’exemple de la grande vitesse", in Espaces et sociétés, Infrastructures et formes urbaines, n°95, L’Harmattan, tome 1, p.95.
F. ASCHER, in Les Cahiers de médiologie, op.cit., p.187.
V. KAUFMANN, M. BASSAND, "Mobilité quotidienne et pratiques modales : esquisse théorique", in Revue suisse de sociologie, 20/2, 1994, p.366.
M. VANIER, "La recomposition territoriale. Un « grand débat » idéal", in Espaces et sociétés, Infrastructures et formes urbaines, n°95, tome 2, p.140.
Une étude réalisée en Ile-de-France, sur les dépenses des ménages pour le logement et le transport (cf. A. POLACCHINI, J.P. ORFEUIL, Dépenses pour le logement et pour les transports en Ile-de-France, DREIF-INRETS, 1998), a montré que, si les dépenses de logement constituent une part relativement fixe du revenu (quels que soient la zone et le statut d’occupation, accédant ou locataire du privé), la part du budget des ménages consacrée au transport varie en revanche beaucoup : elle peut aller de 5% à 26% des revenus, en se situant au plus bas en zone centrale et au plus haut en périphérie pour les ménages accédant à la propriété. Alors que les stratégies résidentielles paraissent s’adapter aux contraintes budgétaires et familiales, il apparaît donc que l’accession à la propriété de certains ménages moins aisés dans des zones a priori moins chères tend finalement à leur imposer des coûts totaux, intégrant logement et transport, particulièrement élevés, du fait de l’allongement des distances à parcourir et de la part croissante de l’automobile dans la satisfaction des besoins de déplacements. Ce constat est également valide dans l’agglomération lyonnaise, où la part du revenu consacrée aux déplacements quotidiens n’est que de 6% pour les hauts revenus du centre mais s’élève à plus de 15% pour les ménages motorisés à bas revenus de la deuxième couronne (cf. J.P. NICOLAS, P. POCHET, H. POIMBOEUF, Indicateurs de mobilité durable sur l’agglomération lyonnaise, LET-APDD, juillet 2001).
M. WIEL, 2003, op.cit., p.11.
V. KAUFMANN, M. BASSAND, op.cit., p.366.
aux deux sens du terme.
On retrouve ici les effets de la structure du champ urbain, qui oriente le jeu des agents en fonction du capital qu’ils détiennent mais qui se révèle également distributrice de capital. Ainsi, contrairement à des « groupes sociaux plus défavorisés fondant l’essentiel de leurs valeurs sur la proximité et la stabilité spatiale » (in F. MARGAIL, 1996, op.cit., p.138), il apparaît désormais que « les individus bien pourvus en capital économique et culturel à même de satisfaire leurs préférences ne privilégient pas les proximités dans l’organisation de leur mode de vie. Les déplacements doivent donc être considérés comme des pratiques dont la signification prend racine dans des projets où la mobilité a un caractère stratégique, voire distinctif » (in PLAN URBANISME CONSTRUCTION ARCHITECTURE, 2000, op.cit., p.27). Et c’est dans la possession et l’utilisation d’une automobile que ce caractère stratégique voire distinctif de la mobilité trouve son meilleur vecteur d’expression.
On a vu en effet que, pour certains ménages, la motorisation procédait d’une quasi obligation qui les plaçait à la limite de leur capacité financière. En quelque sorte, on pourrait considérer que ces dynamiques territoriales produisent ici les "working poor" de l’économie automobile, à savoir des ménages qui ont accès à l’automobile mais que cette situation maintient dans une certaine précarité financière.
Ce questionnement porte notamment sur l’avenir de populations pratiquement affectées à résidence et pour lesquelles viennent s’ajouter des difficultés dans l’accès à la mobilité… comme l’habitant de la ZUP de Bron-Parilly cité dans le titre à cette partie, qui ne peut s’acheter une voiture tout en ne pouvant pas échapper à la proximité gênante et dépréciatrice de l’autoroute.