Une ville sans voitures, slogan pour une opération annuelle de marketing politique ou utopie raisonnable ?

Notre troisième et dernière hypothèse, relative à l’existence d’une dynamique territoriale contestant la domination de l’automobile, nous semble enfin accréditée par le fait que d’autres formes de mobilité ainsi que d’autres modes d’organisation de l’espace demeurent aujourd’hui possibles en milieu urbain. Pour de nombreux usagers et résidents, cette offre territoriale se révèle appréciée, performante, utile voire même parfois nécessaire. Mais son statut dans la société n’en reste pas moins ambigu. Même si elle est de plus en plus clamée sur tous les toits, la volonté de limiter l’usage de l’automobile en ville et de promouvoir celui d’autres modes de déplacements ne se traduit le plus souvent concrètement que dans certains espaces restreints de l’archipel urbain. La capacité de ce territoire contestataire à engager une lutte efficace contre la dépendance automobile, à laquelle nos organisations urbaines tendent à être globalement soumises, demeure alors sujette à caution. Pour s’affirmer comme une alternative réaliste à la poursuite de la transition urbaine décrite par Marc Wiel, elle nécessite en tout cas d’autres formes d’aménagement et d’organisation de l’espace mais aussi d’autres modes de vie et de régulation collectives.

Le territoire urbain de l’automobile-contestée se distingue tout d’abord par sa faculté à préserver des possibilités de mobilité alternatives à celles offertes par la voiture particulière. En cela, il intègre diverses offres de déplacements en transports collectifs et en modes doux, qui se traduisent par la production d’infrastructures spécialisées comme des lignes de tramway ou de métro, des pistes cyclables ou des rues piétonnes… Mais l’usage de ces modes peut aussi être encouragé, sans faire l’objet d’infrastructures spécifiques, par des réglementations ou des aménagements qui incitent à des pratiques de la ville autres qu’exclusivement automobiles. Ces pratiques trouvent ainsi d’efficaces vecteurs de promotion dans des actions assurant une mise en valeur des offres de mobilité alternatives. Et ces actions s’avèrent particulièrement performantes lorsqu’elles contestent les privilèges accordées à l’automobile et à son territoire, qu’il s’agisse de restreindre l’offre de stationnement et de voie permettant un accès rapide aux espaces urbains ou de façonner plus largement un cadre de vie propice à l’usage des modes doux et collectifs. La contestation participe donc à la fois d’une préservation des "territoires" des autres modes de déplacements et d’une modération du territoire de l’automobile-reine, qui s’incarnent conjointement dans les organisations urbaines, en accordant aux facteurs spatiaux une importance déterminante. C’est ainsi par exemple que la compétitivité des transports collectifs sur le marché des déplacements urbains se révèle largement dépendante de la structuration des agglomérations, dans la mesure où elle nécessite de produire des extensions urbaines qui évitent l’éparpillement ou encore de conserver une certaine densité d’habitants et d’activités là où l’offre de transports en commun est la plus importante.

En cela, le territoire de l’automobile-contestée demeure prioritairement attaché à certains types d’espaces. Il semble alors possible de distinguer les variables spatiales qui participent le plus fortement à cette différenciation territoriale. La densité et le type d’habitat comptent parmi celles-ci, même si elles tendent à se confondre avec des considérations portant sur l’ancienneté des espaces urbains. La densité implique une forme de résistance naturelle à une accessibilité automobile de masse et suscite des offres de déplacements alternatives. Quant à l’ancienneté, elle rend l’espace d’autant moins malléable et adaptable. Or, si le milieu urbain dans son ensemble a été soumis à la production d’un territoire pour l’automobile, une partie seulement a vu se développer une dynamique endogène fondée sur le rôle moteur des organisations spatiales : il s’agit du périurbain, qui ne propose en général ni densité ni ancienneté contraignante. A l’inverse, la ville héritée s’est imposée comme un espace structuré et organisé où les fortes densités urbaines ont pu s’accommoder d’une moindre offre de vitesse et où le territoire constitué s’est davantage affirmé comme une force d’inertie importante. Dans ce schéma un peu caricatural, les banlieues occupent une position intermédiaire, qui se manifeste en termes de densité comme d’ancienneté. Cependant, en témoignant de la variété des concordances qui peut exister entre densité et type d’habitat 2042 et en montrant que le bâti peut faire l’objet de rénovations spectaculaires 2043 , elles contribuent également à tempérer ce qui pourrait apparaître comme un déterminisme rigide de certains facteurs spatiaux sur le territoire de l’automobile et ses dynamiques. Car la contestation de l’automobile ne procède pas d’une simple obéissance à quelques canons morphologiques mais implique d’autres logiques ayant trait aux pratiques d’aménagement et aux politiques urbaines engagées.

Cette contestation apparaît alors comme le fruit de processus politiques autant que spatiaux. Plus précisément, et c’est en cela qu’elle constitue une logique éminemment territoriale, elle découle d’un faisceau de facteurs de nature différente dans lequel « l’instance politique n’est que l’un des protagonistes majeurs intervenant dans le creuset territorial, au même titre que le système économique, les idéologies et les valeurs sociales, sans omettre dans cette énumération la substance et les formes de l’espace. » 2044 En combinant ces différents éléments, l’action territoriale peut engager une lutte efficace contre des phénomènes de domination automobile trop souvent épargnés par le morcellement et l’incomplétude des opérations de contestation. Forte d’une volonté de ne pas déconnecter les politiques de déplacements des autres politiques urbaines, elle engage des interventions qui, d’une manière générale, visent à redonner de la valeur et une certaine qualité à l’espace urbain. Cela passe par la promotion d’une vie et d’une ville de proximité, nécessitant d’équiper et d’aménager l’espace en conséquence, et plus particulièrement par des interventions sur les espaces publics, dont la déqualification véhiculée par la privatisation d’usage inhérente à l’automobile tend à alimenter par ricochet la boulimie territoriale de ce moyen de transport.

Dans beaucoup de grandes villes de nombreux pays, cette logique territoriale alternative tend pour l’heure à demeurer concentrée dans des périmètres restreints, qui sont essentiellement ceux de la ville-centre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle son affirmation apparaît attachée aux caractères spatiaux propres aux formes urbaines héritées. Simplement, si le territoire de l’automobile-contestée trouve ici un terrain d’expression privilégié, il nous semble que cela est dû autant aux dynamiques que ces espaces centraux se révèlent aujourd’hui à même d’accueillir qu’à la morphologie spécifique qu’ils ont conservée. Intégré à un archipel urbain qui lui impose de nouvelles règles et confronté à ses propres limites en la matière, le centre d’agglomération semble avoir renoncé à une adaptation sans conditions à l’automobile et miser de plus en plus sur une distinction qualitative pour préserver son attractivité. En s’attachant alors à cet espace, les politiques de contestation trouvent plusieurs intérêts : un cadre d’expression favorable à une organisation de la mobilité fonctionnellement et socialement moins dépendante de l’automobile ; l’assurance d’une visibilité optimale ; enfin, un retour sur investissement qui procède de la valorisation du patrimoine urbain suscitée au sein du champ urbain. Ce faisant, elles contribuent à proposer un cadre de vie qui puisse convenir à des populations non motorisées mais aussi des conditions de vie susceptibles d’attirer des personnes ayant accès à l’automobile.

En effet, force est de constater que les dynamiques qui animent actuellement le territoire de l’automobile-contestée ne le destinent pas uniquement aux ménages sans voitures. 2045 Bien sûr, ce territoire intéresse au premier chef les populations non motorisées mais il s’adresse plus généralement à des ménages attirés par des espaces urbains bien desservis par les transports collectifs et où il est possible de se déplacer sans sa voiture vers des activités urbaines situées "à portée de main". En cela, il agglomère une grande diversité de situations individuelles : des personnes âgées, des enfants, des personnes qui n’ont pas accès à l’automobile pour des raisons physiques ou sociales, des membres de ménages motorisés qui n’ont pas de véhicule particulier à leur disposition, des personnes qui ont renoncé volontairement à l’automobile ou encore des individus motorisés intéressés par une modération de l’usage de leur véhicule plutôt que par une démotorisation. Le territoire de l’automobile-contestée échappe ainsi à une logique de constitution, dans l’archipel urbain, de "ghettos non motorisés" regroupant les individus privés d’un accès à la voiture particulière. Mais, « parce qu’ils doivent être d’une grande qualité (donc très coûteux) pour être à la hauteur des services fournis grâce au système automobile », les aménagements qu’il propose demeurent circonscrits à des périmètres restreints, au risque de susciter, à l’inverse de « l’exclusion du système automobile, (…) une ségrégation "par le haut" plutôt que "par le bas". » 2046 En raison de la limitation de l’offre destinée à répondre à la vraie demande qui s’exprime en faveur d’un échappatoire à la "ville de l’automobile", s’installent alors progressivement des processus de sélection. Et, si rien n’est fait pour élargir cette offre, on voit mal comment cette nouvelle structure du champ urbain pourra ne pas exclure certains candidats au territoire de l’automobile-contestée, notamment, et c’est le plus problématique, ceux qui y trouvent des conditions de vie adaptées à leurs capacités de mobilité.

Finalement, l’instauration annuelle d’une journée sans voitures dans les villes françaises et européennes illustre plutôt bien les logiques d’action contemporaines. En introduisant des restrictions fortement limitées dans le temps et dans l’espace, ces opérations tiennent à la fois du gadget politique et d’une fonction d’éclaireur des possibilités de limiter l’emprise automobile dans nos villes. Le plus souvent, elles donnent alors à voir un exercice d’équilibriste schizophrénique de la part d’édiles pour lesquels la journée sans voitures devient l’occasion d’affirmer… qu’il n’est pas question d’interdire la voiture en ville. Obéissant à une logique guère différente, la constitution d’un territoire de contestation revient généralement à épargner certains espaces d’un règne sans partage de la voiture particulière, tout en préservant des capacités d’accessibilité automobile non négligeables. En cela, elle opère néanmoins une distinction, qui repose sur une offre de mobilité plus diversifiée mais aussi sur des structures et des organisations spatiales spécifiques. Pour l’instant, ce territoire se contente d’investir des espaces urbains qui offrent certaines promesses de "rentabilité" 2047 et représentent une forme de placements : des placements institutionnels qui, un peu comme en bourse, ne se font pas sur n’importe quelle place et sur n’importe quelle valeur. Il n’empêche que ces politiques, en témoignant des possibilités de contester l’extension du territoire de l’automobile-reine, nous semblent susceptibles d’inspirer des pratiques plus larges et plus conséquentes. Dans la mesure où vraisemblablement l’impact des « actions locales sur la dépendance automobile en tant que telle sera de plus en plus marginal », il apparaît d’ailleurs nécessaire d’adapter ces logiques d’action à « l’élargissement d’échelle géographique inhérent à l’automobile et générateur de la dépendance. » 2048 Pour cela, la puissance des logiques territoriales invite à s’intéresser d’abord à la structure et à l’agencement urbains, en promouvant des formes d’organisation de l’espace qui ne soient pas porteuses d’une dépendance à l’automobile. Simplement, « les politiques d’aménagement qui veulent augmenter la densité urbaine ou la mixité sans mesures d’accompagnement rendant les déplacements automobiles plus coûteux ou plus lents n’ont que peu d’effet, car les habitants continueront à effectuer de longs trajets pour maximiser l’opportunité au sein de leur coût de déplacement et de leurs budgets-temps. Toutefois, ces politiques sont importantes à long terme car elles fournissent les conditions préalables à un mode de vie futur moins dépendant de l’automobile. » 2049 La portée de la contestation dépendra donc in fine de l’ampleur de la remise en question des évolutions structurelles du champ urbain mais aussi d’une intervention plus large sur l’économie du développement automobile. Elle se révèle ainsi conjointement soumise à « la réinvention d’une politique foncière publique devenue quasiment partout évanescente » 2050 et à une pression plus forte sur les facilités de déplacements automobiles, que ce soit à travers les coûts d’utilisation ou les vitesses de circulation. 2051

Si le retour à une ville sans voitures est sans nul doute à placer au rang des utopies, la modération de la dépendance urbaine à l’automobile n’apparaît pas comme une perspective déraisonnable. Les prémisses d’une contestation du règne urbain de l’automobile permettent de témoigner du fait qu’il n’existe pas d’effet incontrôlé et incontrôlable d’un moyen de transport sur les organisations urbaines. Plutôt que le signe d’une perte de contrôle sociétal sur les dynamiques d’urbanisation, la ville émergente qui accompagne l’avènement du territoire de l’automobile-reine est bel et bien l’expression d’une moindre volonté de contrôle de la destination des sols et des structurations urbaines. Le défi de la contestation est aujourd'hui de parvenir à faire ce qui a si bien réussi à la dynamique territoriale engagée autour de la domination de l’automobile, à savoir susciter des évolutions en matière de déplacements et d’agencement urbains qui procèdent d’une action coordonnée.

Notes
2042.

L’habitat collectif des banlieues n’offre pas forcément des densités aussi importantes qu’on l’imagine et toutes les formes d’habitat individuel ne sont pas antinomiques avec une proposition de densité.

2043.

Rarement en effet la destruction d’une partie du patrimoine immobilier n’aura autant été mise en spectacle que pour certaines barres ou tours de banlieue.

2044.

G. DI MEO, 1998, op.cit., p.246.

2045.

Même si ceux-ci sont loin d’être marginaux, puisqu’ils constituent encore en France le quart des ménages.

2046.

G. DUPUY, 1999, op.cit., p.112.

2047.

des "rentabilités" pas uniquement économiques mais beaucoup plus largement politiques, sociales… renvoyant à ce que nous avons déjà dit sur l’intérêt pour les actions de contestation de s’assurer une visibilité optimale, de trouver un écho favorable dans diverses couches de la société ou encore de conforter des valeurs déjà inscrites dans l’espace urbain.

2048.

G. DUPUY, 1999, op.cit., p.141-149.

2049.

C. MONTES, 2003, op.cit., p.241.

2050.

M. WIEL, 1996, op. cit., p.85.

2051.

les temps de déplacements étant une variable clé, qui « permet de lier entre eux les flux et l’agencement urbain, la compétition pour l’espace et la façon dont s’ordonnent les différentes fonctions urbaines » (M. WIEL, "Les arbitrages de la mobilité", in Les Cahiers de médiologie, op.cit., p.177).