Tel Janus, l’automobile en milieu urbain apparaît comme un dieu au double visage, à la fois couronné et contesté. Le territoire qui lui est attaché reproduit donc ces deux facettes mais tout en collant à une même réalité. Il forme un tout, puisque les deux logiques territoriales qui l’animent conservent des rapports étroits et s’inscrivent dans une même organisation socio-spatiale globale. De même que la ville dense et la ville diffuse sont moins opposées que fonctionnellement intégrées, l’automobile-reine et l’automobile-contestée apparaissent réunies dans un système automobile qui « rassemble en un seul corps tout ce qui demeure des villes anciennes et tout ce qui surgit dans les nouveaux territoires. » 2052
La vigueur de ces dynamiques territoriales et le dosage de chaque logique dans le dessin global d’un territoire de l’automobile s’établissent alors en fonction des contextes urbains locaux. On l’a vu à travers les analyses développées dans cette thèse des situations observées à Lyon, Lille et Stuttgart. L’idée première de cette mise en perspective du cas lyonnais avec deux agglomérations de taille comparable était d’étudier le rôle joué par les contraintes géographiques dans la genèse des territoires locaux. Mais, s’il est indéniable que « territoire et espace géographique se régulent et s’ajustent en permanence » 2053 , nos développements nous ont finalement donné à voir une plus grande complexité des facteurs explicatifs : en effet, les structures comme les dynamiques spatiales demeurent directement en rapport avec les modalités historiques de l’organisation économique et les rapports sociaux qui l’accompagnent ; quant à l’intervention du pouvoir politique, dont les décisions tendent à être également liées aux formations sociales et aux instances économiques, elle apparaît indispensable à l’établissement des fondations territoriales.
Dans cette optique, Stuttgart se distingue à la fois par ses particularismes locaux et par son identité nationale : elle présente une histoire urbaine marquée par une reconstruction placée sous le signe de la modernité, une histoire économique et sociale accordant, autour de Daimler-Benz notamment, une place de choix à l’industrie automobile, et une prégnance des problèmes de mobilité liés à la voiture pour lesquels on développe aujourd'hui des solutions technologiques ; mais elle se caractérise aussi, dans un contexte allemand d’urbanisation ancienne, dense et polynucléaire, par l’organisation d’un polycentrisme hiérarchique conciliant concentration, densités urbaines et centralités secondaires, et par l’attachement à quelques référents forts en matière d’aménagement autour des notions de proximité, d’unités de vie de voisinage ou de qualité des espaces publics. Au final, en s’efforçant de ne pas céder à l’écueil de trouver l’herbe forcément plus verte ailleurs, ce petit tour hors de l’hexagone nous a paru salutaire dans la mesure aussi où il « démonte l’affirmation selon laquelle la diffusion de l’automobile produirait inévitablement un urbanisme dispersé : ce n’est pas l’automobile qui suscite la périurbanisation, c’est bien la politique d’aménagement du territoire qui la rend possible ou non. L’exemple allemand met également en évidence que le périurbain n’est pas la seule réponse possible aux désirs d’espace et de proximité de la nature : des modes d’urbanisation intermédiaires diversifiés, comme ceux que connaît l’Allemagne en tissu suburbain, peuvent satisfaire ces aspirations. » 2054 Enfin, il témoigne de l’intérêt d’une meilleure imbrication des politiques de déplacements et d’urbanisme, en montrant par exemple comment la contestation de l’automobile peut être portée par des mesures de modération de la circulation et de hiérarchisation du réseau de voirie pleinement intégrées aux politiques d’urbanisme.
Cette mise en perspective a donc de quoi s’avérer dépaysante pour une agglomération française. Car, outre une sensibilisation assez tardive aux enjeux du développement durable, le fait urbain s’est généralement caractérisé en France par l’organisation d’une abondance foncière et par un certain renoncement à contrôler le développement périurbain qui se sont traduit par l’éparpillement de ce dernier. Même si cela s’est concrétisé relativement récemment, l’agglomération lyonnaise n’en a pas moins trouvé des ressources et de bonnes raisons pour résister, au moins partiellement, aux revendications souveraines de l’automobile. Elle l’a fait en s’appuyant sur une centralité d’agglomération forte, qui a trouvé dans l’organisation d’une mobilité diversifiée une stratégie de distinction valorisante en même temps qu’un instrument d’amélioration de son cadre de vie et de mise en valeur de ses attributs métropolitains. En revanche, à ce monocentrisme historique répond toujours un défaut de structuration du développement périphérique. C’est pourquoi l’organisation du territoire de l’automobile tend ici, en s’inscrivant de manière différentielle dans l’espace et en donnant à voir une logique territoriale à deux vitesses, à reproduire un schéma centre-périphérie. Symbole d’une contestation territoriale intégrant enfin pleinement urbanisme et déplacements, la renaissance du tramway, même si elle ne suffit pas à faire une politique globale à elle seule, constitue sans doute aujourd’hui la meilleure raison de croire en un élargissement de cette contestation susceptible de venir troubler l’expression de la dichotomie actuelle.
Sa place, le territoire de l’automobile-contestée ne semble en revanche pas encore l’avoir véritablement trouvé dans la conurbation lilloise. La faute en revient sans doute à un contexte qui octroie de nombreuses facilités à l’automobile. Ce contexte tient d’abord à une structure urbaine multipolaire qui se traduit par un éparpillement des densités, une moindre concentration spatiale et une plus grande dispersion des flux. Mais il tient aussi à une transition tertiaire rapide, qui a cherché à substituer aux organisations industrielles devenues obsolètes une structuration métropolitaine par les échanges et la mobilité. Pour concrétiser l’unité nouvelle de la métropole et marquer l’entrée dans la modernité économique, l’automobile s’est alors imposée comme une évidence mais aussi comme un progrès auquel le plus grand nombre devait avoir accès sans restriction. Dans ces conditions, qui perdurent encore aujourd’hui malgré quelques évolutions, les raisons manquent pour remettre en cause la prépondérance de ce moyen de transport et le territoire qui la garantit. C’est dans cette dépendance, qui est finalement celle des choix politiques vis-à-vis des déterminants socio-économiques et des opportunités portées par les organisations spatiales, que nous avons trouvé la principale explication au faible degré de contestation de la dynamique territoriale de l’automobile-reine dans l’agglomération lilloise.
Ces trois études de terrain nous ont ainsi incité à formuler des observations générales sur la genèse et les dynamiques du territoire de l’automobile en milieu urbain. Simplement, même si les différences comme les similarités observées nous semblent porteuses de sens, la portée nomothétique de ces analyses locales ne peut prétendre à être absolue. Principalement établis à la lumière de ces expériences 2055 , nos conclusions mériteraient sans doute d’être confrontées à d’autres cas et à d’autres configurations locales ou nationales.
De même, les esquisses prospectivistes tirées de nos analyses mériteraient elles aussi de prendre en considération de manière plus approfondie certains facteurs : des facteurs généraux relatifs aux réactions possibles au sein de nos sociétés face à certains maux véhiculés par l’automobile 2056 ou liés aux marges d’action qui subsistent face à l’installation de la dépendance automobile ; mais également, plus spécifiquement, des facteurs interrogeant par exemple la capacité de nos modèle urbains hérités à orienter l’action future ou s’intéressant aux effets prévisibles du vieillissement démographique sur la mobilité, qui soulèvent notamment le problème de la sédentarisation de résidents périurbains dans des territoires faiblement pourvus en équipements de proximité. En effet, s’il est apparu important de mettre en évidence certains processus à l’œuvre, la prévisibilité de leur évolution demeure toujours un exercice périlleux et la prospective sans nul doute un art à part entière.
Toujours est-il que la question de l’avenir de l’automobile en milieu urbain reste une question qui a beaucoup d’avenir. C’est d’ailleurs aussi le sens de la référence à un Janus automobile. Car, selon la mythologie romaine, Janus s’est vu offrir par Saturne le don de la double science, un pouvoir qui lui permet de maîtriser la science du passé et celle de l’avenir. Avec ses deux visages, il est alors le dieu des portes, le gardien des passages, la divinité du changement et de la transition. Ces attributs du dieu Janus invite donc naturellement à penser la place de l’automobile dans la cité au croisement du passé et de l’avenir. Pour ce faire, nous serions tentés de nous rapprocher une dernière fois de la sociologie de Pierre Bourdieu, à laquelle il a pourtant été souvent reproché son incapacité à penser le changement. En réalité, loin de l’image d’un pessimisme désenchanteur qui lui est parfois accolée, nous sommes enclins à partager une approche qui relève à notre sens d’un véritable optimisme. Pour Bourdieu, la science revient à enregistrer sous forme de lois tendancielles la logique caractéristique d’un certain jeu, à un certain moment. Or, tant que la loi est inconnue, elle s’exerce à l’insu de ceux qui la subissent. En revanche, dès qu’elle est énoncée, elle peut devenir un enjeu de luttes, pour la conserver ou pour la transformer. Selon cette logique, la connaissance du plus probable est alors finalement ce qui rend possible la réalisation du moins probable : une assertion à laquelle nous souscrivons d’autant plus volontiers à propos de notre champ d’étude, que les territoires, créations humaines, sont aussi à l’image de leur créateurs, mortels.
G. DUPUY, 1995, op.cit., p.129.
B. DEBARBIEUX, op.cit., p.92.
V. KAUFMANN, "La périurbanisation n’est pas fatale", in Urbanisme, n°324, mai-juin 2002, p.60.
Or, comme le rappelle bien une citation que l’on prête généralement à Confucius, « l’expérience est une lanterne qui n’éclaire que le chemin parcouru ».
Car, s’il est évident que l’automobile n’est pas la mère de tous nos maux, elle est indubitablement l’instrument de certains.