2.3 – Relation locuteur - destinataire

Les opérations cognitives de justification et de négociation sont dépendantes l’une de l’autre et indispensables dans la mise en place d’une conduite argumentative. Mais c’est sous un autre angle que nous aborderons celle-ci en nous intéressant plutôt aux liens locuteur – destinataire.

Grize (1990, 1996) et Kerbrat-Orecchioni (2002) se sont intéressés, dans le cadre de la communication, aux relations entre le locuteur et le destinataire pouvant influencer la production langagière.

Pour Grize (1990), le locuteur, dans une situation de communication, va tout d’abord se construire une représentation de l’objet discursif (reprO), une « schématisation », …

‘« Le locuteur A construit une représentation discursive de ce dont il s’agit, par définition une schématisation. Il l’a fait dans une situation d’interlocution et devant un interlocuteur B qui reconstruit la schématisation qui lui est proposée ». (Grize, 1990 : 29)’

… en fonction du destinataire - destinataire dont il se fera également une représentation - pour aboutir à une finalité qui n’est autre que le but de la communication.

La schématisation correspond également au matériel verbal c’est-à-dire aux mots qui, eux-mêmes, reflètent les préconstruits culturels c’est-à-dire le sens auquel ils renvoient.

‘« les mots de la langue renvoient à des notions, chacun d’eux possède un noyau suffisamment commun pour permettre la communication. Je n’exprime pas la même pensée si je parle de « chat » ou si je parle de « chien » et mon interlocuteur le sait. Donc non seulement le sens est préconstruit mais il est de nature culturelle. En effet, pour nous, la nuit tous les chats sont gris surtout d’ailleurs quand il fait un temps de chien ! ». (Grize, 1990 : 30)’

Cependant, la représentation que le locuteur A se fait du destinataire B [reprA (B)] et vice versa [reprB (A)], ne peut être que partielle puisqu’ils ne peuvent se représenter que certains des aspects (savoirs, croyances, valeurs, etc.) de l’autre selon le degré d’intimité qu’ils ont entre eux. Par ailleurs, le locuteur doit aussi tenir compte de la représentation qu’il a de lui-même [reprA (A) ; reprB (B)] : image de soi positive ou négative, niveau de compétences, timidité, etc.

Grize (1990) obtient alors trois « familles de représentations » pour chacun des protagonistes. Ces trois « éléments » : locuteur A, destinataire B et Objet (O) du discours impliquent qu’il y ait des relations entre eux.

La relation (A, O) va être déterminante selon les croyances, les opinions, les certitudes, etc. qu’a A sur O. De même, la relation (B, O) jouera un rôle important selon les croyances, les opinions, les certitudes, etc. qu’a B sur O. Les attitudes seront donc différentes pour A et pour B vis-à-vis de O.

L’ensemble de ces représentations (A, B, O) rejoint le contexte socio-subjectif décrit par Bronckart (1996) qui dit que l’interaction est non seulement dépendante du contexte social mais également de la subjectivité que chaque individu porte sur les objets du discours, sur soi-même comme sur les personnes avec qui il est en communication, directe ou différée.

Kerbrat-Orecchioni (2002) propose, elle aussi, une schématisation de la communication verbale. Elle est constituée de deux pôles (Kerbrat-Orecchioni, 2002 : 22) : l’un émetteur et l’autre récepteur, qui sont interchangeables puisque l’émetteur deviendra à son tour récepteur quand le récepteur deviendra émetteur, notamment lorsqu’ils sont dans une situation dialogique. Chacun des deux pôles est pourvu de compétences « linguistiques » (parole) et « para-linguistiques » (gestuelle), de compétences « culturelles » et « idéologiques » et de « déterminations « psy- » » qui dépendent des « contraintes de l’univers du discours ». Les compétences culturelles et idéologiques renvoient aux savoirs sur le monde et aux systèmes de valeurs de leur univers référentiel que possèdent les interlocuteurs. Dans les compétences culturelles, l’auteur situe également les images, représentations que l’émetteur et le récepteur se font de leur partenaire, d’eux-mêmes et de ce que l’autre se fait d’eux-mêmes : ce sont les « représentations » de Grize (1990). L’univers du discours, quant à lui, intègre les conditions concrètes de la communication, c’est-à-dire le contexte de production, et les contraintes de genre. Kerbrat-Orecchioni (2002) note la complexité des positions émettrice et réceptrice : l’émetteur peut parler en son nom mais peut aussi transmettre le discours d’un autre ; le récepteur, lui, est défini par l’émetteur et les images qu’il s’en est construit, selon leur degré d’intimité ou le statut social tout en étant présent ou non physiquement dans la situation de communication.

Par ces schémas de la communication, Grize (1990) et Kerbrat-Orecchioni (2002) montrent que dans tout échange communicationnel, qu’il soit directement interactif – comme ici – ou en temps différé – en l’absence du récepteur –, le locuteur est influencé dans sa production langagière par un ensemble de représentations (du destinataire, de la présence ou non de celui-ci, de lui-même, de l’objet du discours, de la finalité communicationnelle, etc.).

Au niveau de l’argumentation, il existe une diversité de conduites argumentatives (prise en charge des énoncés, modalisations, relations logiques, etc.) mais il n’y a qu’un nombre limité de composantes organisatrices : l'étayage, qui se fait grâce à une série de raisons et de justifications et la négociation (contre-discours) (Dolz, 1994 ; Dolz et Pasquier, 1994 ; Golder, 1996a ; Golder et Coirier, 1996 ; Coirier, Coquin-Viennot, Golder et Passerault, 1990). Ainsi le contenu des énoncés du discours peut relever soit d’une structure simple (justification) - une prise de position associée à un argument - soit d’une structure plus complexe (négociation) en associant une contre-argumentation. La structure simple se situe du côté du locuteur qui pour convaincre son interlocuteur ne considèrera que son propre point de vue. A contrario, dans la structure complexe, le locuteur prendra en compte le point de vue de son interlocuteur pour avancer le sien, soit de manière juxtaposée, soit de manière articulée. Ces opérations relèvent donc d’un système de communication puisqu’elles visent toutes les deux un effet sur le destinataire.

‘« Argumenter, c’est construire un discours pour modifier les croyances de son interlocuteur ; il faut par conséquence fournir des raisons à l’appui de la position défendue (justification) et laisser une place aux éventuels contre-discours (négociation). (Golder, 1996b : 53)’

Comme nous l’avons vu, ces deux types d’opération argumentative n’ont pas le même statut…

‘« Alors que la justification permet la construction d’un réseau d’arguments interconnectés, la négociation contribue plutôt à la recevabilité de ce réseau d’arguments [dimension interlocutoire] ». (Golder, 1996b : 54)’

… et l’utilisation de ces opérations cognitives dépendra de la finalité assignée au discours.

Ainsi, dans le cadre de la relation locuteur-destinataire au sein d’une argumentation, le locuteur devra tenir compte non seulement de qui il est et de son habilité à produire un message langagier écrit (Mességué, 2000) ou oral, mais également du statut et de sa relation le liant au destinataire, tout en adaptant ses compétences langagières au destinataire et au type de production en fonction du but visé. Mais si le locuteur se trouve dans une situation d’argumentation en temps différé – en d’autres termes, en l’absence du destinataire lors de sa production – il devra aussi tenir compte de cette absence ainsi que de la sienne au moment de la réception du message par le destinataire (Bernard, Besse, Petit Charles, 1997).

Concernant la finalité argumentative – en présence ou non du destinataire -, le locuteur peut prendre deux types de position : soit il ne considère le conflit que de son point de vue, soit il prend en compte son point de vue et celui du destinataire afin d’examiner le conflit dans sa globalité. Dans le premier cas de figure, le locuteur instaure une argumentation unilatérale. Il se contente d’apporter des justifications personnelles sans envisager le point de vue du destinataire. Il centre le conflit sur lui-même et les difficultés que cela lui pose. Dans le second cas, le locuteur ne se situe plus dans une position « unilatérale» mais dans une position « bilatérale ». Dans cette argumentation bilatérale, le locuteur prend en compte les arguments de l’autre, qu’il soit présent ou absent du contexte physique. Le locuteur instaurera alors un espace de négociation.