3.2 – L’interlocution dans l’énonciation

Nous venons de voir que pour qu’un locuteur se sente impliqué quant à l’objet du débat proposé il faut qu’il ait « envie » de débattre, qu’il soit concerné tout en ayant une position initiale différente de l’autre. Ainsi l’implication du locuteur dépendra de son degré personnel d’implication mais également de la relation « socio-subjective » établie entre lui et son interlocuteur. Un locuteur n’argumente pas de la même façon selon à qui il a affaire. L’interlocution dans l’énonciation renvoie donc à deux points de vue interconnectés : celui du locuteur et celui du destinataire.

Plusieurs recherches (Clark et Delia, 1976, cités par Golder et Coirier, 1994 ; Piché et Rubin, 1978 ; Golder, 1992a) ont été menées, dans des tâches d’argumentation à l’oral, sur l’implication du locuteur lorsqu’il y a variation du destinataire.

Piché et Rubin (1978) ont fait varier quatre types d’interlocuteurs ayant des attributs d’autorité (A) et des degrés d’intimité (I) opposés (parent du même sexe (A+I+), pair « meilleur ami » (A-I+), pair « étranger » (A-I-), instituteur (A+I-)) dans une tâche langagière orale : les sujets, élèves de 5ème et de 9ème année, devaient vendre autant d’abonnements du journal de classe que possible. Les résultats présentent un contraste entre les cibles d’autorité et d’intimité plus (+) et moins (-) : les arguments sont plus directs, impératifs (menace, plaidoyer, chantage) lorsque l’interlocuteur est quelqu’un n’ayant pas un statut d’autorité et avec lequel le locuteur entretient des liens intimes. Cette stratégie a été plutôt utilisée par les élèves de 9ème année. Face aux interlocuteurs détenant une autorité, les 9ème année ont plus tôt fait appel à des arguments « contextuels » (arguments généralisés ou arguments personnalisés) en donnant de l’information sur le journal. Quant à l’implication du locuteur, les 9ème année ne se sont pas impliqués de la même façon selon le degré d’intimité qu’ils avaient avec l’interlocuteur : ils avaient tendance à utiliser plus d’arguments personnels avec les intimes. En résumé, les 9ème année ont adapté leur message en fonction des attributs des interlocuteurs de façon plus étendue que les 5ème année. Ils manifestent une accommodation différentielle selon l’interlocuteur en adaptant leurs arguments. Clark et Délia (1976, cités par Golder et Coirier, 1994) aboutissent à la même conclusion. En effet, ces auteurs ont constaté que, chez des enfants âgés de 5 à 14 ans confrontés à trois types de destinataire (parent, ami et voisin), les arguments, bien que variés, devenaient de moins en moins élaborés avec l’augmentation du degré de familiarité avec le destinataire.

Golder (1992a, 1992e, 1996b), dans une tâche de dialogue soit avec un pair, soit avec un expérimentateur, a également observé l’effet de l’interlocution sur les opérations cognitives argumentatives. Elle montre qu’il n’y a pas d’effet implication/négociation : selon l’interlocuteur les marques de prises en charge énonciative ne sont pas plus fréquentes. Elles varient simplement avec l’âge. Le fait de dialoguer avec un adulte ne permet pas à l’enfant de s’impliquer davantage qu’avec un pair. Seule l’opération cognitive de justification serait dépendante de la situation d’interlocution : avec un pair un enfant peut se permettre de ne pas étayer ses arguments ou, s’il le fait, il utilisera alors des arguments plutôt personnels -comme lorsqu’il est face à un interlocuteur adulte (expérimentateur) - bien qu’ils soient moins fréquents. D’une manière générale, les justifications égocentriques ont tendance à diminuer avec l’âge (entre 10-11 ans et 13-14 ans) en situation d’interlocution enfant-enfant et même à disparaître dès 13-14 ans quel que soit l’interlocuteur.

Dans une tâche alpha-oméga, Golder (1993) a montré que lorsque les points de vue sont radicalement opposés, le locuteur a des difficultés pour résoudre le problème. L’étude de Passerault et Coirier (1989), réalisée auprès de 84 lycéens de terminale, montre que le locuteur s’implique davantage dans son texte lorsque l’interlocuteur est présent « subjectivement » et pas forcément physiquement et lorsque le locuteur a lui-même une position déterminée sur le sujet. Les auteurs (Passerault et Coirier, 1989) remarquent également plus d’énoncés pris en charge et de marques d’implication de l’interlocuteur dans ce même cas de figure (position déterminée/interlocuteur spécifique).

Dans une situation d’interlocution argumentative, il faut également que le locuteur puisse s’impliquer dans le débat en avançant des arguments recevables par l’interlocuteur selon la finalité communicative. En d’autres termes, le destinataire doit pouvoir partager avec le locuteur les arguments annoncés ; ils ne peuvent s’appuyer uniquement sur les expériences ou valeurs personnelles du locuteur mais être partageables (Golder, 1992a, 1992c, 1992e ; 1996a, 1996b) avec le destinataire. Ainsi, la recevabilité des arguments s’établira en fonction de l’interlocuteur : nous ne tenons pas les mêmes propos sur un thème donné selon que nous nous adressons à telle ou telle personne. Effectivement, le degré de recevabilité des arguments dépendra des représentations que le locuteur possède sur les valeurs, opinions, etc. de l’autre et de celles qu’il pense être partageables avec lui.

La recevabilité des arguments a surtout été étudiée à partir des justifications fournies lors de la présence de prise de position. Une analyse génétique tend à montrer que les arguments personnels diminuent avec l’âge. Si, à 10-11 ans, ils sont encore massivement présents face à un adulte en situation dialogique orale, ils diminuent à 13-14 ans pour réapparaître vers 16-17 ans. A ce moment là, les arguments personnels dont usent ces derniers servent à spécifier un argument plus général. C’est également à cet âge que

‘« L’emploi d’arguments recevables, fondés sur des valeurs ou intérêts communs, est subordonné à la possibilité cognitive pour chaque interlocuteur d’envisager la perspective de l’autre » (Golder, 1996a : 123)’

En d’autres termes, pour Miller (1986, 1987, cité par Golder, 1992e, p. 33) les arguments utilisés par les enfants passent d’une « moralité conventionnelle » à une « moralité collective ». Ce passage suit le même développement qu’a pu observer Golder (1992e) quelques années plus tard.

D’autres études (Brossard, Gelpe, Lambelin et Nancy, 1990 ; Golder, 1992e ; Miller, 1986, 1987 cité par Golder, 1996b ; Golder, 1996a) sur la recevabilité des arguments ont montré cette évolution. Les arguments des enfants de 8-9 ans sont directement liés à leur expérience personnelle. A 10-11 ans, l’argumentation commence à se modifier : les enfants présentent également des arguments en référence à un groupe d’appartenance. Dès 13-14 ans les arguments personnels ont tendance à diminuer au profit d’une argumentation basée sur des valeurs collectives mais ils réapparaissent vers 16-17 ans pour spécifier un argument plus général. Ainsi vers 16-17 ans le jeune auteur parvient à défendre sa position tout en respectant celle des autres.

Golder (1996b : 167) a présenté un modèle développemental sur la recevabilité des arguments s’appuyant sur six niveaux de complexité structurale croissante :

L’expérimentation réalisée à partir de ce schéma, construit à partir d’un modèle de la structure argumentative élaboré par cet auteur (Golder, 1996b), tend plutôt, d’après nous, à préciser la connaissance du schéma argumentatif d’un point de vue génétique puisqu’elle se demande à quel moment un texte est identifié comme argumentatif par les enfants.

En 1996, partir de ce modèle, Golder (1996b) a entrepris deux types d’étude. Dans la première, les sujets avaient pour tâche de classer 18 textes en trois catégories : vraiment argumentatif, intermédiaire ou non argumentatif. Elle a ainsi pu constater l’importance de la structure minimale « prise de position – justification » pour différencier un texte argumentatif d’autres types de texte, dès 11-12 ans. Néanmoins, les résultats montrent que les textes de niveau 4, 5 et 6 sont considérés comme plus argumentatifs pour les 16-17 ans que pour les 13-14 ans qui jugent que les textes sont plus argumentatifs lorsqu’ils présentent un discours de certitude qu’un discours négocié.

La seconde étude - plus axée sur la recevabilité argumentative -, dans laquelle les textes se différenciaient par la nature des arguments utilisés (personnel ou général), montre que les 13-14 ans, comme les adultes, considèrent comme argumentatifs les textes comportant des arguments qui ne sont pas uniquement basés sur des valeurs personnelles. Tandis que les élèves plus jeunes, 9-10 ans et 11-12 ans, considèrent comme non argumentatifs les textes contre-argumentés. En effet, il semblerait, pour les enfants plus jeunes, qu’il soit préférable, d’un point de vue stratégique, de ne pas fournir à l’adversaire des arguments qu’il pourrait utiliser contre le locuteur (Golder, 1996b).

Le constat qui peut être fait de ces travaux (Brossard, Gelpe, Lambelin et Nancy, 1990 ; Miller, 1986, 1987 cité par Golder, 1996b ; Golder, 1992a, 1992c, 1992e, 1996a, 1996b) est que vers 13-14 ans interviendrait une « rupture » génétique. C’est à partir de cet âge que le locuteur arrive à concevoir l’existence d’autres points de vue. Le locuteur peut alors ouvrir ou non un espace de négociation selon ce qui lui paraît plus judicieux.

Ainsi au niveau de la recevabilité des arguments ce qui apparaît essentiel dans un premier temps c’est

‘« la capacité à appréhender les arguments du destinataire » (Golder, Percheron et Pouit, 1999 : 107)’

afin de pouvoir élaborer une « réponse » intégrant les différents points de vue (le sien et celui de l’interlocuteur) en appuyant sa production langagière sur des valeurs, des représentations et des opinions communes au locuteur et à l’interlocuteur.

D’autres éléments importants apparaissent :