Partie II. Perspective développementale

CHAPITRE 4. De l’enfance à l’adolescence

4.1 – En situation de dialogue argumentatif

Dès 3-4 ans, à l’oral, le discours des enfants comporte des opérations de justification et de négociation même si ce n’est qu’à un niveau rudimentaire. Ils ne prennent en compte que leur intérêt ; la finalité communicative de leur argumentation étant d’obtenir satisfaction. Bien que leur pensée soit encore égocentrique, ils utilisent de véritables arguments d’étayage dès lors qu’ils désirent obtenir quelque chose. Ils savent également adapter leur discours en fonction de leur interlocuteur.

‘« Avec l’âge, ce qui se joue, ce n’est donc pas le passage d’un discours argumentatif justifié à un discours argumentatif justifié et négocié. On assiste au contraire à l’évolution d’un discours argumentatif dans lequel les traces des opérations de justification et de négociation sont peu fréquentes et linguistiquement simples, à un discours dans lequel ces marques sont employées avec une fréquence élevée et sous une forme plus complexe. » (Golder, 1996b : 68)’

Une étude de Dorval et Eckerman (1984, cités par Golder, 1996b) présente quatre étapes dans le développement de l’organisation thématique du dialogue. La première étape correspond au monologue collectif piagétien dans lequel la discussion entre enfant n’est pas encore organisée autour d’un même thème. La seconde étape, les enfants commencent à parler de la même chose, ils construisent l’objet du discours. A la suivante, c’est le début de la coopération autour de l’expérience de chacun. Et dans la dernière étape, les sujets intègrent les perspectives de l’autre. Au niveau des âges, ces auteurs notent qu’à 7-8 ans, les échanges sont encore peu organisés autour d’un thème. Il faut attendre 10-11 ans pour qu’ils puissent non seulement parler de la même chose mais aussi prendre en considération les propos de l’autre. Enfin, à partir de 16-17 ans, les sujets organisent leur discours en tenant compte des arguments et contre-arguments de l’interlocuteur.

Garcia (1980, 1982) à partir de l’étude de différents corpus de débat entre des élèves de collège (5ème, 4ème et 3ème) constate que l’argumentation orale dépend étroitement de l’interaction entre les participants.

‘« […] à travers cette joute argumentative, se joue aussi les rapports de place entre les intervenants, chacun s’efforçant d’assurer sa légitimité à parler et sa supériorité sur ses interlocuteurs ». (Garcia, 1980 : 103)’

D’un point de vue argumentatif, l’auteur observe que

‘« […] les prises de parole ne correspondent pas toujours à l’énoncé de thèses foncièrement différentes [les sujets n’apportent pas toujours des arguments différents permettant au débat de prendre une nouvelle orientation] mais obéissent à un souci de légitimation personnelle [qui est de défendre son propre point de vue] ». (Garcia, 1980 : 105)’

En effet, dans le cadre dialogal de l’argumentation orale, le locuteur attend de l’interlocuteur qu’il approuve l’argument qu’il avance et non qu’il refuse de le reconnaître. Le locuteur n’aura atteint son objectif que si son interlocuteur lui fournit la réponse attendue en adhérant à sa thèse. Garcia (1980 : 112) définit cinq conditions pour qu’un argument à l’oral soit reconnu comme efficace : il doit « être entendu » (c’est la condition minimale à l’oral), « donner lieu à une interaction » lui permettant d’être reconnu comme argument, « susciter l’approbation d’un interlocuteur », « mettre l’adversaire en état de ne pas pouvoir fournir de contre-argument » et, enfin, « obliger l’interlocuteur à changer de « terrain » ». Garcia (1980) note que les deux dernières conditions peuvent entraîner le tarissement de la discussion ou l’installation du silence. Pour notre part, nous ajouterions une autre condition comme pré-requis à l’argumentation orale : pour qu’il y ait argumentation il faut avoir quelqu’un à convaincre sur un thème donné, donc un interlocuteur qui ne partage pas le même point de vue sur une même question.

Golder (1996b) partage ces points de vue. Elle présente trois facteurs permettant le bon fonctionnement d’un dialogue argumentatif

‘« la capacité à maintenir le thème, la capacité à envisager une autre perspective et la capacité à manifester cette prise en compte dans le discours ». (Golder, 1996b : 124)’

La capacité à maintenir le thème renvoie effectivement à la capacité de pouvoir arguer sur un même thème sinon nous aurions affaire à deux monologues en parallèle – comme certains débats politiques télévisés. La capacité à envisager une autre perspective que la sienne demande au locuteur de se décentrer de son propre propos pour envisager les arguments de l’autre. A ce moment là, deux possibilités s’offrent au locuteur : soit il juxtapose les arguments de l’interlocuteur aux siens sans vraiment considérer qu’il y a là un nouveau point de vue, soit il articule les deux objets du discours lui permettant ainsi de réfuter les arguments de l’interlocuteur. Cette capacité à ouvrir ou non un espace de négociation dans l’échange est ce que Golder (1992b) nomme la « coopérativité dialogale » ou la « coopérativité argumentative ».

Par ailleurs, Golder (1996b : 131) distingue quatre types de relation dans la structure des arguments : une « relation d’empilement » lorsque les arguments se succèdent au sein d’une rupture thématique, une « relation de complémentarité » lorsque le locuteur se sert de l’argument de l’autre pour développer les siens propres, une « relation de spécification » lorsque les énoncés sont modulés par une restriction ou une spécification et une « relation de négation » qui réfute l’argument développé par l’interlocuteur.

Golder (1990, citée par Golder, 1992a) a pu observer dans l’analyse de dialogues argumentatifs oraux que l’évolution de l’argumentation se ferait dans un ordre contraint « étayage – recevabilité – négociation ». La première étape serait acquise, au plus tard, vers 10-11 ans ; auparavant les enfants de 8 ans produisent des textes argumentatifs de forme « additive » (et puis, et puis …) et, jusqu’à 9-10 ans, les enfants ne justifient pas encore systématiquement leurs prises de position. Il faut attendre 13-14 ans pour que des opérations de justification élaborée apparaissent (arguments articulés entre eux et contre-arguments) (Golder, 1996a). Tandis que l’opération cognitive de négociation serait acquise, au plus tôt, vers 13-14 ans pour arriver à une forme élaborée vers 16-17 ans. En effet, l’opération cognitive de négociation nécessite de pouvoir être en mesure de nuancer ses propos à l’aide de marqueurs linguistiques (modalisation, marques d’implication du destinataire, axiologique, etc.) qui, eux-mêmes, ne sont maîtrisés que progressivement.

Une étude de Golder (1992a) menée auprès de 119 enfants de 10-11 ans, 13-14 ans et 16-17 ans dans des situations de dialogue, soit avec un pair, soit avec un expérimentateur, montre que les enfants, notamment chez les 10-11 ans et les 13-14 ans, utilisent beaucoup plus l’opération d’étayage lorsqu’ils sont avec un pair. Au niveau de la recevabilité des arguments, l’auteur a constaté le même accroissement lié à l’âge mais dans la situation de dialogue avec un expérimentateur. S’agissant des opérations de négociation, les enfants usent autant de marques de négociation quelle que soit la situation ; les seules différenciations concernent une augmentation des marques de prise en charge énonciative entre 10-11 ans et 13-14 ans et les axiologiques (« c’est dommage ») sont plus fréquemment utilisés à 16-17 ans face à un adulte.

‘« C’est donc la nature même des arguments, leur caractère plus ou moins recevable, qui est au cœur de l’opération de négociation : pour faire accepter ma position, je dois fonder mes arguments sur des valeurs supposées partageables par mon destinataire » (Golder, 1996b : 67)’

Une autre recherche de Golder (1992c) corrobore ses premiers résultats sur la structure minimale du discours argumentatif : elle serait maîtrisée dès 10-11 ans. En effet, les sujets de cet âge justifient beaucoup plus leur position lorsqu’ils sont en situation monogérée. Par contre, les arguments personnels sont beaucoup plus utilisés dans les situations polygérées que cela soit pour les 10-11 ans ou les 13-14 ans.

La situation monogérée correspond à une situation où le sujet « dialogue » avec un interlocuteur sans qu’il puisse s’appuyer sur les propos de ce dernier pour adapter son propre discours au but fixé. Quant à la situation polygérée, elle permet la mise en place d’une vraie conduite dialogique. Ces deux situations se passent à l’oral et en « direct ».

D’autres résultats (Golder, 1992c), toujours à l’oral, indiquent que les marques de prise en charge sont à 16-17 ans plus fréquentes dans les opérations de négociation en situation monogérée alors que pour les 13-14 ans la plus grande fréquence se manifeste en situation polygérée. De même les formes axiologiques sont, en situation monogérée, utilisées de façon plus importante chez les 13-14 ans. A nouveau, comme pour l’opération de justification, la situation monogérée se trouve à être la plus favorable pour la mise en place d’opérations de négociation pour les 16-17 ans. En effet, à cet âge, la présence physique d’un interlocuteur exprimant ses propres positions n’est pas nécessaire pour qu’il ménage à ce dernier un espace de négociation.

Des recherches (Golder, 1992d ; Golder et Coirier, 1996) ont été réalisées auprès de 207 élèves âgés de 10 à 17 ans mis en situation dialogique dans laquelle ils avaient à débattre sur un thème avec ou sans un enjeu interlocutoire en présence d’un pair ou d’un adulte. Les résultats montrent que les opérations cognitives argumentatives s’établissent progressivement avec l’âge avec une rupture à 13-14 ans par rapport aux 10-11 ans. Les prises de positions sont justifiées des 10-11 ans, surtout dans la situation avec enjeu et en présence d’un expérimentateur, et augmentent avec l’âge. Sur la recevabilité des arguments, les justifications égocentriques sont plus faibles dans les dialogues argumentatifs sans enjeu dans les deux interactions. Les sujets ont également plus facilement recours à la négociation, évaluée par la présence de marques psycholinguistiques (formes axiologiques et modalisations) quand il n’y a pas d’enjeu interlocutoire. De fait lorsque l’enjeu interlocutoire est restreint, c’est-à-dire lorsque le locuteur n’a plus à défendre son point de vue, le locuteur appuie ses arguments sur des valeurs collectives et permet à l’interlocuteur d’intervenir sur l’objet du discours en mettant en place un espace de négociation. Si, chez les 13-14 ans, leur discours est présenté de façon négociée par des marques relevant de ce type d’opération, l’expérimentation a également mis en avant que la présence d’un interlocuteur chez les 10-11 ans ne les contraint pas pour autant à utiliser ces marques. Les 16-17 ans ont, quant à eux, utilisé beaucoup plus fréquemment les marques linguistiques indicatrices de l’opération cognitive de négociation.

Garcia-Debanc (1996) constate quant à elle, dans une étude sur les capacités argumentatives d’élèves de 9-10 ans (classe de CM1) en situation polygérée, que l’opération de justification est plus présente lorsque les enfants sont placés dans une démarche scientifique tandis que la réfutation est plus présente dans le débat d’opinion. L’auteur explique ces résultats par la présence de l’enseignant. En effet, dans la situation de débat scientifique c’est l’enseignant qui régule les tours de parole et les enfants sont très souvent sollicités pour justifier leur point de vue alors que, dans le débat d’opinion, l’enseignant s’est effacé et les enfants géraient eux-mêmes les échanges. Du point de vue de l’argumentation dialogale, elle note que les arguments peuvent être repris en « écho » et quelquefois même à plusieurs tours de parole de distance, que la reformulation est la base du développement de l’argumentation dans le débat d’opinion, enfin que les connecteurs argumentatifs sont nombreux et constants.

Quant aux indices psycholinguistiques observés dans une situation de débat collectif (Golder, 1992b) organisé avec un échantillon de 68 élèves répartis en trois classes d’âge  - 10-11 ans, 13-14 ans et 16-17 ans - ils suivent également un développement évolutif. Les marques d’étayage augmentent avec l’âge ainsi que les modalisations. Tandis que les formes axiologiques chutent à 16-17 ans après une progression entre 10-11 et 13-14 ans.

Golder (1992b), dans cette même étude, a montré l’existence de deux types de collaboration : une collaboration purement dialoguée et une collaboration argumentative. Il y a là aussi une évolution avec l’âge : la collaboration dialoguée précède la collaboration argumentative. La collaboration argumentative commence à se manifester à partir de 8-9 ans, mais les marques de négociation ouvrant un espace de négociation s’avèrent plus fréquentes aux environs de 13-14 ans.

D’après Golder (1992c, 1992d) et Golder et Coirier (1996) la complexité cognitive de l’opération de négociation pourrait expliquer l’effet de l’âge. Les compétences cognitives des sujets de 16-17 ans leur permettent de se décentrer par rapport au discours et de prendre en compte l’interlocuteur sans que celui-ci soit forcément présent. Le locuteur doit donc pouvoir être capable de se représenter et d’organiser à l’intérieur même de son discours plusieurs points de vue. Des processus complexes sont bien en jeu (cohérence, raisonnement, cohésion,…).