4.2 – En situation monogérée

A l’écrit, les productions de texte argumentatif, relevant d’opérations de justification, passent d’une structure simple à une complexification progressive qui ne cessera d’évoluer pour devenir élaborée à l’adolescence. L’argumentation écrite pose aussi le problème de la rédaction : le scripteur doit faire preuve de capacités de rédaction (cohésion et cohérence textuelles).

Coirier et Golder (1993 ; Golder et Coirier, 1996) ont étudié l’organisation structurelle de textes argumentatifs dans 420 protocoles prélevés auprès d’enfants de 7 à 16 ans dans deux corpus différents. Ils ont constaté que la structure minimale argumentative est acquise très tôt puisque 90% des protocoles des 7-8 ans témoignent de la présence d’un argument soutenant la position prise. Quant aux niveaux d’argumentation plus élaborés (présence de deux arguments liés ou non), les auteurs remarquent que 50% des enfants de cet âge produisent deux arguments pour soutenir leur position mais ils ne sont reliés que dans 25% des cas alors que, dès 13-14 ans, ils le sont dans plus de 65% des cas. Ces résultats confirment l’hypothèse de ces chercheurs : il y aurait un « enchâssement des niveaux structurels » en fonction de l’âge.

‘« For all ages, the structural levels were embedded in the predicted order : statement of a position, statement of supported of position, use of two unrelated arguments, use of two related arguments. The frequency of occurence of each individual structural level increased with age [...] ». (Coirier et Golder, 1993 : 176)’

Notre traduction

‘« Pour tous les âges, les niveaux structurels étaient insérés dans l’ordre prévu : Affirmation d’une position, affirmation d‘une position de soutien, utilisation de deux arguments non rattachés, utilisation de deux arguments rattachés. La fréquence de cette occurrence de chaque niveau structurel individuel a augmenté avec l’âge […] ».’

Les résultats de cette recherche sont congruents avec d’autres (Espéret, Coirier, Coquin et Passerault, 1987 ; Brassart, 1988, 1990a, 1990b ; Schneuwly, 1988 ; Coirier et Golder, 1993 ;Golder et Coirier, 1994, 1996 ; De Bernardi et Antolini, 1996 ; Akiguet-Bakong, 1997). Les auteurs s’entendent pour dire que l’âge de 13-14 ans est un point tournant dans le développement argumentatif : la contre-argumentation est acquise tardivement.

La recherche de De Bernardi et Antolini (1996) avait comme objectif d’analyser la structure de textes argumentatifs produits en relation avec trois tâches (question ouverte, « alpha-oméga », tâche orientée) différentes par 351 élèves répartis en quatre niveaux scolaires (3ème, 5ème, 7ème et 11ème année), scolarisés en Italie du Nord. Lorsque l’âge augmente, les textes se complexifient : les sujets ont une plus grande facilité à soutenir une opinion mais aussi à considérer le point de vue de l’autre. Dans les protocoles des 3ème la situation argumentative proposée est soit soutenue soit contredite par une ou plusieurs affirmations sans comparaison ; pour les 5ème et les 7ème année, les propositions et oppositions sont présentées indépendamment, soutenues ou contredites par des affirmations. Ce sont des textes « additifs ». Enfin, les 11ème année produisent des textes dans lesquels des comparaisons (propositions – oppositions) sont clairement identifiables et exprimées au moyen d’indices linguistiques ; les arguments sont dépendants les uns des autres et constamment emboîtés. Les auteurs qualifient de « récursifs » ces types de textes. Par ailleurs, à ce niveau, les arguments se basent sur des valeurs sociales partageables et non plus seulement sur des opinions personnelles. La tâche « alpha – oméga » (Brassart, 1988) semble plus propice pour conduire les sujets à des structures de texte « récursives ». En effet, les élèves les plus jeunes améliorent leur performance.

La dimension développementale de l’argumentation semble être de nouveau confirmée. Les auteurs mettent également en avant différentes phases : à 9-10 ans les enfants peuvent choisir une position et la soutenir par des raisons principalement reliées à leur expérience personnelle ; entre 11 et 14 ans, les justifications sont plus explicites et reliées à des arguments « plus matures » ; Enfin, à 17-18 ans, les textes présentent les deux opérations cognitives argumentatives.

Golder et Coirier (1994), dans une recherche réalisée auprès de 115 élèves de 10 à 16 ans scolarisés en 5ème (10-11 ans), 6ème (11-12 ans), 8ème (13-14 ans) et 10ème (15-16 ans) dont l’objectif était d’identifier les étapes développementales de la négociation, présentent des résultats similaires. Dès l’âge de 11-12 ans, les enfants sont capables d’exprimer leur opinion et de les appuyer (justification) et d’engager un début de négociation bien que l’utilisation massive de contre arguments n’intervienne qu’à 15-16 ans.

Ces résultats en amènent d’autres, sous-jacents, qui vont dans le même sens : la production de marques linguistiques (marque de contre-argument, formes axiologiques, expression de certitude et approbation du locuteur) augmente avec l’âge avec un « virage précis » entre les âges de 11-12 ans et 13-14 ans. A ces âges, les enfants présentent au moins une marque contre-argumentative ou une forme axiologique. D’après les auteurs (Golder et Coirier, 1994), ce résultat montre que les enfants sont capables de prendre en compte le destinataire et par conséquent de développer des arguments opposés en utilisant différentes marques de négociation surtout vers 13-14 ans.

Au niveau de la production de données linguistiques, Espéret, Coirier, Coquin et Passerault (1987) avaient observé les mêmes résultats : l’utilisation de formes axiologiques, bien qu’elles soient faiblement présentes à 13-14 ans, est deux fois plus importante qu’à 11-12 ans. Il en va de même pour les modalisations de certitude qui apparaissent très fréquemment à partir de 13-14 ans.

Pouit et Golder (1997) trouvent également les mêmes résultats. Avec l’âge les sujets étayent plus leur position. Ils font une plus grande place à la négociation dans leur texte en anticipant les contre arguments du destinataire, notamment les 17-18 ans. Enfin, avec l’âge, les marques psycholinguistiques sont plus présentes et variées.

Ainsi ces différentes recherches sur le texte argumentatif ont montré que ce n’est qu’au moment de l’adolescence, vers 14 ans, que les sujets se détachent de leur discours en rapprochant des points de vue différents. A cet âge le scripteur arrive suffisamment à détacher sa pensée de l’écriture pour manipuler le contenu de son texte « dans sa tête », un contrôle intérieur remplace le contrôle extérieur, avant de le fixer sur un support. Il commence alors à rédiger des argumentations élaborées. Mais ce n’est que vers 16-17 ans que le plan devient conceptualisé : le scripteur prend en considération le point de vue potentiel de l’autre en l’amenant à faire partie du débat.

Feilke (1996, cité par Golder, Percheron et Pouit, 1999) note également, à partir d’une étude sur l’argumentation écrite réalisée auprès de sujets de 10 à 22 ans, que les sujets les plus âgés font preuve d’une meilleure « élaboration conceptuelle ». Ils sont capables d’intégrer les informations entre elles et produisent alors des textes plus complexes. Il constate une augmentation de la longueur des textes avec l’âge : les sujets augmentent le nombre de propositions relié au verbe. Cette augmentation influe sur la cohérence textuelle.

En résumé, quelle que soit la situation – orale ou écrite – les auteurs s’entendent pour dire que des 13-14 ans un « virage » s’amorce au niveau du développement argumentatif. A partir de cet âge, les sujets s’impliquent davantage dans leur production langagière en liant leurs arguments, en produisant plus d’indices psycholinguistiques, en prenant en compte l’interlocuteur et ses arguments afin de les réfuter, bref leursproductions langagières se complexifient. Mais verrons-nous apparaître une différence selon l’orientation scolaire choisie par nos sujets puisqu’ils sont scolarisés soit en seconde générale soit en seconde professionnelle ? Les lycéens en formation professionnelle ont-ils des capacités argumentatives différentes de la population générale des adolescents de cet âge ?