9.5 Conclusion et interprétation sur le nouveau schéma argumentatif.

Notre interrogation portait sur la manière dont les sujets organisent leur énonciation argumentative face à un destinataire selon qu’ils argumentent à l’aide d’un « moyen » (Hayes et Flower, 1980) oral ou écrit. Les sujets présentent-ils le même schéma énonciatif argumentatif ou ce schéma varie-il selon le destinataire, la modalité et la formation dans laquelle les sujets sont engagées ?

L’analyse quantitative des résultats, chez les sujets en lycée général, montre que les variables sont présentes de la même manière dans chacune des tâches (T1, T2, T3) que ce soit en situation monogérée orale ou écrite. Des différences apparaissent dans la comparaison des situations monogérées sur la variable phase C : les sujets terminentplus souvent leur argumentation en proposant une résolution au conflit en situation monogérée écrite pour les tâches T1 etT3 (« Il voudrait, à mon avis, renforcé la sécurité et punir plus, plus lourdement les jeunes prient de train de faire du « rodéos », Thomas, LG, CIM), la tâche T2 étant semblable dans les trois tâches. Il semblerait donc qu’il y ait un effet du destinataire puisque les sujets ne s’adressent pas à la même personne dans la tâche T1 et T3. Nous verrons un peu plus loin sur quel type de destinataire ce constat repose.

Pour les sujets en lycée professionnel, une différence apparaît dans la situation monogérée orale : la phase de constat des difficultés rencontrées au vu de la position du destinataire est plus présente dans la tâche T3 que dans les deux premières tâches (« Je voulais tout simplement vous dire que c’était injuste de fermer les boîtes à une heure du matin, car c’est trop tôt y en a qui ont pas le temps de s’amuser », Hassan, LP, M3P). Concernant la situation monogérée écrite, les résultats sont les mêmes que pour le groupe de sujets précédent : toutes les variables sont présentes de la même manière. La comparaison de ces moyens de production pour les sujets en formation professionnelle indique également une différence mais cette fois-ci sur l’utilisation de la conclusion. Le sujets produisent plus de conclusion (« en vous remerciant de votre compréansion », Alexandre, LP, C1M ») en situation monogérée écrite dans la tâche T3. Nous retrouvons de nouveau ici un effet du changement de destinataire mais pas uniquement. En effet, il y a lieu de se demander également si la modalité de production écrite, à propos de la variable conclusion, n’incite pas plus les sujets à conclure leur texte par celle-ci, préalablement à la formule de clôture.

Nous avons comparé les deux formations en situation monogérée orale puis écrite. Des distinctions apparaissent sur la dernière phase, celle concernant la résolution du conflit en situation monogérée écrite. Les sujets en lycée général concluent plus leur texte avec cette phase dans la tâche T3 que les sujets en lycée professionnel. Dans la modalité orale, aucune différence n’est à signaler entre les sujets de ces deux groupes. Il y aurait donc bien un effet de la modalité sur le schéma argumentatif.

L’analyse qualitative qui s’est appuyée sur l’ordre de présentation des épreuves et des destinataires permet d’aller plus loin dans la compréhension de ce qui se joue sur les variables A et C du schéma énonciatif argumentatif.

En situation monogérée orale, lorsque les sujets s’adressent au Préfet dans les premiers messages puis au responsable de la boîte de nuit dans le troisième (PPR) nous ne notons aucun effet du destinataire concernant les phases A et C pour les sujets en lycée général. Elles sont toutes aussi présentes ou absentes. Tandis que pour les sujets en lycée professionnel, il semblerait qu’il y ait un effet du destinataire uniquement pour la phase A puisqu’elle est présente pour chaque premier message au Préfet et pour quelques uns lorsqu’il s’adresse au responsable de la boîte de nuit. Quant à la phase C, elle est aussi absente que la conclusion est présente : il apparaît que pour ces sujets ils n’auraient pas à revenir plus longuement sur leur position.

Dans les épreuves où les sujets s’adressent d’abord au responsable de la boîte de nuit puis au Préfet (RRP) nous relevons une tendance à un effet du destinataire vis-à-vis du Préfet. Le sujets en lycée général proposent systématiquement une phase A lorsqu’ils s’adressent au Préfet alors qu’elle n’est pas toujours utilisée pour le responsable de la boîte de nuit. Pour la phase C, il n’y a, semble t-il, un effet du Préfet que pour quelques sujets. Pour les sujets en lycée professionnel, il n’y a un effet du Préfet que pour certains sujets puisqu’ils proposent la phase A et C dans les messages T1 et T3. Quant à la conclusion, elle a tendance à être assez présente.

En situation monogérée écrite, dans les courriers s’adressant d’abord au Maire puis au détenu (MMD), les tendances ne montrent pas d’effet du destinataire quelle que soit la formation dans laquelle sont engagés les sujets. Par contre, lorsque les sujets écrivent d’abord au détenu puis au Maire, nous constatons un effet du destinataire vis-à-vis du Maire pour le lycée général dans les phases A et C. Pour le lycée professionnel, deux tendances apparaissent concernant ces mêmes phases : soit les phases A et C sont présentes dans l’ensemble des tâches, soit elles en sont complètement absentes.

Pour conclure sur ce point, en situation monogérée orale, les sujets ont tendance à ne produire aucune phase A dans la tâche T2. Cette tâche s’adressant au même destinataire que dans la tâche T1 il n’y a donc pas besoin, semble t-il, de redonner le contexte de production. Pour les tâches T1 et T3, c’est « du tout ou rien » : les phases A sont soit présentes soit absentes sans qu’aucun consensus ne se dégage. Néanmoins, elles ont tendance à être un peu plus présentes pour le Préfet dans la tâche T1 pour les messages PPR des sujets en lycée professionnel et dans la tâche T3 pour les messages RRP pour les sujets en lycée général. Quant à la phase C, elle a tendance à être complètement absente dans cette situation monogérée au profit de la conclusion même si ces deux variables n’ont pas le même statut : la variable C permet au locuteur d’asseoir son point de vue alors que la conclusion renvoie, hors formule de politesse, aux manières de clore un échange. Finalement, c’est dans la phase B que les sujets proposent la quasi-totalité de leurs arguments en se situant par rapport à la position du destinataire.

Dans les situations monogérées écrites, les phases A et C sont plus présentes pour l’ensemble des sujets des deux formations dans les courriers MMD. Nous percevons un effet du destinataire dans les courriers DDM pour le lycée général dans ces deux phases puisque ces phases ont tendance à être absentes de la tâche T2 comme pour les messages. Il n’y a pas besoin de répéter des éléments déjà proposés dans le premier courrier sauf s’ils changent de destinataire. Pour le lycée professionnel, les phases A et C sont soit totalement présentes soit totalement absentes pour les mêmes sujets. Les sujets pour qui elles sont absentes présentent finalement le même type de schéma énonciatif argumentatif qu’en situation monogérée orale.

Nous avons ensuite étudié la constitution des phases.

Les phases A, lorsqu’elles sont porteuses d’arguments, ont tendance à être constitué d’arguments de conséquence du destinataire quelle que soit la situation monogérée. Les sujets annoncent dans cette phase en quoi la position du destinataire les dérange (« En faite je pense que ce procédé est injuste car ce n’est pas tout les jeunes qui ont le permis A qui font des « rodéos » la nuit et ces jeunes là payent pour les autres Certains jeunes aussi travail de nuit et rentre tôt le matin, il y a aussi ceux qui commence très tôt », Nicolas, LG, C1M). Les phases B sont aussi étayées d’arguments plutôt du destinataire. En situation monogérée orale, les arguments sont de conséquence et de solution alors qu’en situation monogérée écrite apparaissent en plus des arguments d’implication personnelle du destinataire surtout dans les courriers adressés au détenu (« donc sa serait bien si tu pourrais faire seccé ses rodéos qui sont très dangereux car imagine que des parents ou un bébé meure. Je ne sais pas pour toi mais je ne voudrais pas que mes amis ou mes parents meure. », Maxime, LP, C1D). Enfin, dans les phases C, les solutions de résolution du conflit sont soit de rejet (« Cet arrêté municipal ne sert à rien car les « rodéos » peuvent avoir bien avant minuit et ainsi échapper à la loi. », Ralph, LG, C3M) de la position du destinataire soit de compromis (« Je pense finalement qu’il faudrait se renseigner sur les circonstances exactes de ces « Rodéos » et ainsi prendre des mesures avec la gendarmerie nationale », Olivier, LP, C2M). Ces solutions sont appuyées par des arguments de conséquence et de solution du destinataire ainsi que par des arguments d’implication personnelle du destinataire en situation monogérée écrite.

Peu de différences apparaissent entre les situations monogérées si ce n’est sur la catégorie d’arguments utilisés par le locuteur. En effet, les arguments d’implication personnelle du destinataire sont plus fréquents en situation monogérée écrite qu’orale, sans doute du fait du destinataire. Dans les deux types de situation, les arguments ont tendance à être surtout du destinataire.

Enfin, les indicateurs psycholinguistiques les plus fréquents sont surtout des modalisations de certitude « je pense que », « je trouve que » et des formes axiologiques « c’est injuste », « c’est ridicule ». Nous les retrouvons principalement dans la phase B mais également dans la phase A concernant les formes axiologiques ce qui permet au locuteur de nuancer sa manière de considérer la position du destinataire (« c’est juste pour euh la loi que vous avez donnée comme les boîtes devaient fermer à une heure du matin je trouve ça un peu ridicule. », Damien, LG, M1P).

Finalement, contrairement à ce que nous attendions, l’énonciation du locuteur ne s’organise pas toujours en trois phases. Il semble qu’en situation monogérée orale les sujets proposent plutôt une énonciation en une phase avec la phase B comme phase principale, cette phase permettant à la fois d’avancer des arguments contre la position du destinataire et de donner sa propre position. En situation monogérée écrite, cette tendance demeure mais avec une proportion plus grande de sujets qui proposent deux phases : soit A et B soit B et C. Nous reviendrons sur cette organisation en phase dans le chapitre suivant portant sur les profils énonciatifs argumentatifs.

Par ailleurs, nous nous attendions à ce que ces phases soient encadrées d’une introduction et d’une conclusion. En situation monogérée orale, l’introduction est présente dans plus de 75% des productions pour les trois tâches chez les sujets en lycée général et dans les deux premières tâches chez les sujets en lycée professionnel. En situation monogérée, elles le sont dans plus de 70% des cas pour les deux types de formation. Quant à la conclusion, elle est beaucoup moins présente que l’introduction puisque nous notons sa présence dans moins de 47% des productions orales et dans 63% des productions écrites.

Néanmoins, pour reprendre notre interrogation de ce début de chapitre sur la nécessité de définir un nouveau schéma argumentatif, il nous semble tout a fait possible de reconsidérer cette question du schéma argumentatif tel qu’il a été proposé par différents auteurs (Adam, 1987, 1992a, 1992b, 1996, 1999 ; Brassard, 1996, 1998). En effet, même si les sujets que nous avons rencontrés ne produisent jamais les trois phases encadrées par une introduction et une conclusion, il nous parait quand même possible de repenser le schéma argumentatif sous l’angle de l’énonciation argumentative permettant ainsi de prendre en compte non seulement l’argumentation en tant que telle mais également le « mouvement » dialogique de celle-ci. Nous reviendrons plus longuement dans le chapitre 12 sur ces questions en proposant un nouveau schéma énonciatif argumentatif.