12.4 Conclusion

Avant de répondre à notre interrogation – Vers un nouveau schéma argumentatif ? -, revenons sur nos hypothèses de départ.

S’il est bien possible de définir l’énonciation argumentative des sujets en phases (HS1), elle n’est pas pour autant constituée toujours en trois phases (HS2). En effet, elle diffère selon la situation monogérée, le destinataire et les sujets (HS3).

En situation monogérée orale, face au Préfet, les sujets en lycée professionnel ne proposent pas de phase C permettant de revenir de manière plus ferme sur leur manière d’envisager la résolution du conflit. Nous retrouvons ce même fonctionnement, en situation monogérée écrite, pour le Maire. Il semble que pour ces sujets, le statut légal du destinataire n’influence pas leur façon de clore leur argumentation. Cependant, face au détenu, il n’y a pas de consensus entre les sujets en lycée professionnel sur la présence ou l’absence de phase C.

La différence va se faire sur l’utilisation ou non de la phase A entre les destinataires « légaux » et « jeunes ». Pour le Préfet et le Maire, les sujets débutent par la phase A alors qu’elle est pour ainsi dire quasiment toujours absente face au responsable de la boîte de nuit et au détenu.

Pour les sujets en lycée général, il apparaît que c’est la situation monogérée qui influence l’énonciation argumentative : en situation monogérée orale, les sujets ne présentent pas de phase C lorsqu’ils s’adressent au Préfet ou au responsable de la boîte de nuit de même qu’ils ne se servent pas de la phase A face au responsable de la boîte de nuit tandis que, en situation monogérée écrite, certains sujets argumentent quelquefois en trois phases.

Par contre, la tendance générale contribue à montrer que l’ensemble des productions langagières est encadré par une introduction et une conclusion.

Il n’y a donc pas toujours argumentation en trois phases. Les sujets ont plutôt tendance à argumenter en deux phases (A et B) ou (B et C) selon qu’ils produisent ou non une introduction ou une conclusion.

Notre hypothèse (HS4) portant sur la nature et les catégories d’arguments utilisés indique que les sujets ont plutôt tendance à présenter des arguments du destinataire, c’est-à-dire des arguments permettant d’envisager le conflit globalement, que ce soit dans ses conséquences ou ses solutions. Les arguments proposés sont en général de conséquence dans la phase A et de conséquence et/ou de solution dans la phase B voire C. Les arguments d’implication personnelle du destinataire sont surtout introduits dans les productions langagières adressées au détenu. Ils ont pour rôle de renvoyer au destinataire la recherche de solution. Quant aux indicateurs psycholinguistiques, ils ont eu pour fonction de soutenir les arguments avancés (modalisations) ou de nuancer les propos (formes axiologiques).

Quant à notre hypothèse sur les profils énonciatifs (HS5), nous trouvons effectivement des sujets dans les quatre profils que nous avons définis mais avec une concentration plus forte de sujets dans les profils P2 et P3.

Nous obtenons l’organisation suivante : P1 > P4 > P2 = P3. Le profil P1 est celui comportant le moins de sujets, il renvoie à une absence complète de phase. Vient ensuite le profil P4, dans lequel les sujets produisent l’ensemble des trois phases tel que nous l’avions prévu dans notre hypothèse précédente. Il y a un peu plus de sujets dans le profil P4 que dans le profil P1 mais moins que dans les profils P2 et P3. Le profil P2 renvoie aux productions langagières comportant deux absences de phase et le profil P3 à une absence de phase. Les sujets des deux formations se répartissent équitablement entre ces deux types de profil (P2 et P3).

Sur cette question des profils, nous avons voulu aller plus loin en vérifiant, par le biais d’une hypothèse de résultats, la dynamique créée par les sujets entre les trois tâches et dans une même situation monogérée. Pour ce faire, nous avons défini des modèles énonciatifs argumentatifs. Nous constatons que les profils énonciatifs varient entre les tâches et/ou le destinataire, que ce soit sur le nombre ou le type de phases présentes. Ces variations de profils énonciatifs renvoient quelquefois à une modification des modèles entre les situations monogérées. Pour certains sujets – 19% d’entre eux -, le passage d’un modèle à un autre se fera, nous le supposons, par la prise de conscience d’une différence d’argumentation selon le destinataire, alors que pour d’autres – moins de 15% d’entre eux - il y aura régression de modèles entre les situations monogérées, c’est-à-dire que la prise en compte du destinataire ou de la manière d’argumenter selon la tâche demandée ne sera plus prise en compte dans leur production. Pour ces derniers, nous obtiendrons alors des profils ou soient toutes les tâches sont semblables (M1) ou soient toutes les tâches sont différentes (M5).

A ce point de notre analyse, nous concluons en postulant que le cadre adéquat pour situer les questions rencontrées au long de notre recherche serait celui d’un schéma énonciatif argumentatif - organisé en trois phases encadrées d’une introduction et d’une conclusion - constitué d’un emboîtement des séquences prototypiques argumentatives et dialogales définis par Adam (1992a). En effet, l’introduction et la conclusion jouent le rôle d’échange pour entrer ou sortir d’un contact avec l’autre, telles que les séquences phatiques mise en avant par cet auteur dans la séquence prototypique dialogale. Alors que les phases A, B et C renvoient plutôt à la dynamique argumentative développée dans le schéma argumentatif d’Adam (1992a). Le schéma de la séquence prototypique d’Adam (1992a) illustre un mouvementdynamique argumentatif dans lequel le locuteur développe à partir d’une thèse antérieure sa propre position dont l’objectif est d’aboutir à une conclusion porteuse d’une nouvelle proposition (nouvelle thèse).

La phase A, telle que nous la concevons, n’aurait pas pour fonction de présenter la thèse antérieure mais la conclusion antérieure. Le sujet, dans la phase A, pose le conflit auquel il doit faire face, conflit qui n’est autre que la reprise de la conclusion à laquelle était parvenu le destinataire. Cette phase peut être porteuse d’arguments de conséquence et être soutenue par des indicateurs psycholinguistiques. La phase B serait constituée de propositions énoncées et de macro-propositions présentant une prémisse à laquelle serait rattachée un ou plusieurs arguments développant le point de vue du locuteur. Ce point de vue peut être présenté seul ou de manière juxtaposé ou articulé à celui du destinataire. Il peut également ouvrir sur un espace de négociation de par les arguments proposés. Le développement argumentatif de la phase B aurait également pour mission d’amener le conflit à une résolution acceptable par les parties (locuteur et destinataire), résolution dont serait constituée la phase C qui pourra, tout comme pour la phase A, être étayée par des arguments. L’ensemble des arguments des phases A, B et C prendrait appui sur des indicateurs psycholinguistiques de certitude, de probabilité ou de réfutation selon les cas et/ou sur des formes axiologiques. La phase B renvoie aussi, d’un point de vue dialogique, aux séquences transactionnelles décrites par Adam (1992a) et aux interventions monologales définies par Kerbrat-Orecchioni (1990, 1996) dans son modèle conversationnel.

Le schéma énonciatif argumentatif que nous pourrions proposer serait le suivant :

L’introduction permet au locuteur d’entrer dans l’échange avec le destinataire. Elle ouvre la communication. Puis le locuteur rappelle l’enjeu de la celle-ci – phase A – dans lequel il peut déjà apporter un avis, pour ou contre, soit à l’aide d’indicateur psycholinguistique et/ou d’argument. Nous avons constaté que les sujets rencontrés et par rapport aux thèmes que nous leur avons proposés ont tendance à apporter, dans cette première phase, des arguments de conséquence. Ces arguments de conséquence renvoient soit à une problématique personnelle (ce sont les arguments dit du locuteur) soit à une problématique sociale (ce sont les arguments dit du destinataire). Ensuite, phase B, une double possibilité s’ouvre au locuteur :

  1. Il continue de n’amener que des arguments de conséquence du locuteur. Son but est alors de convaincre le destinataire en quoi sa position le gêne, lui,dans son fonctionnement. Ces arguments peuvent être étayés par des indicateurs psycholinguistiques.

ou

  1. Il ouvre un espace de négociation par le biais d’arguments de conséquence et de solution du destinataire soutenus ou non par des indicateurs psycholinguistiques. Le locuteur prend donc en compte la position de l’autre (ce qui ne veut pas dire qu’il l’accepte) pour mieux la réfuter et montrer en quoi elle est restrictive pour une partie de la population et non pas seulement pour lui. Dans ce cas de figure, le locuteur peut soit simplement développer ses arguments, soit les juxtaposer à ceux du destinataire soit les articuler avec celui-ci.

L’objectif de cette phase B est de tendre vers une résolution du conflit. Mais c’est dans la phase C qu’interviendrait la synthèse entre la phase A et la phase B. Dans la phase C, deux types de conclusion s’offrent au locuteur :

  1. Il rejette la position du destinataire.

ou

  1. Il propose un compromis entre leurs deux positions.

Chacune de ces positions peut être à nouveau appuyée par des arguments et des indicateurs psycholinguistiques.

Le type de conclusion « deux » de la phase C est intéressant puisqu’il ouvre sur un nouvel espace de négociation permettant au destinataire de repartir de cette thèse pour apporter une nouvelle argumentation. Alors que la position « une » campe chacun des protagonistes sur leur position.

Dans le cadre de nos hypothèses de résultats, nous avions proposé trois manières de résoudre le conflit : rejet et compromis face à la position du destinataire mais aussi acceptation de celle-ci. Aucun de nos sujets n’a choisi cette dernière position. En effet, si le locuteur accepte la position du destinataire, il n’y a pas lieu d’argumenter, le locuteur n’a qu’à acquiescer.

Enfin, le locuteur n’a plus qu’à clore la communication qu’il a ouverte, par une conclusion terminant ainsi l’échange.

Si maintenant nous confrontons ce schéma énonciatif argumentatif aux productions des sujets que nous avons rencontrés, tout en sachant qu’ils ne produisent que très rarement les trois phases avec une introduction et une conclusion, nous obtenons les schémas suivants 58  :

Le cas de Steven, LG, présente une argumentation en trois phases se terminant par une conclusion sans qu’il y ait d’entrée dans l’échange (introduction).

Le cas d’Alexandre, LP, présente une argumentation en deux phases (B et C) encadrées par une introduction et une conclusion.

Ce type de schéma permet de mieux comprendre les enchaînements énonciatifs qui se jouent lors d’une production argumentative.

Dans ces deux exemples, nous voyons bien la dynamique mise en place par les sujets. Steven entre directement dans le vif du sujet par la phase A en posant le conflit qui l’oppose au destinataire. Ce conflit qui reprend la conclusion à laquelle le destinataire était parvenu. Steven en profite pour donner un premier avis sur la question par le biais d’une forme axiologique« […]trouve intolérable d’interdir […] » qu’il appuie par une modalisation de certitude.Quant à Alexandre, il ouvre l’échange par une introduction en rappelant sur quel sujet il interpelle le Maire sans reposer le conflit auquel il doit faire face. Dans la phase B, les sujets de ces deux exemples apportent des arguments de conséquence pour tenter de convaincre le maire que la position qu’il a prise n’est pas judicieuse. Steven se positionne de deux manières différentes dans cette phase : d’une part, il prend une position « sociale » en considérant d’une manière globale les conséquences sur les jeunes« ce sont des heurs à laquel les jeunes circules pour aller à la discothèque…et en reviennent »puis, d’autre part, il envisage les conséquences de la position du destinataire d’une manière plus personnelle « nous nous amusons pas tous à faire des « rodéos » à ces heures »étayée par une modalisation de certitude« sachant que ». Alexandre propose également des arguments de conséquence ouverts sur le destinataire« […] beaucoup de jeune travail la nuit et en les interdisant de circuler sur la route vous les empéché de se rendre à leurs lieux de travail »après avoir accepté« je pense que les « rodéos » doivent cessé […] »et réfuté« […] mais je pense aussi que la solution trouver n’est pas bonne […] »la position du destinataire. Il amène sa position par des modalisations de certitude « je pense que ». La phase C permet à ces sujets de proposer au Maire une résolution au conflit. Ils présentent chacun une solution de compromis appuyée par des arguments de solution : pour Steven, « vous pourrions envisager de faire patrouiller une voiture de gendarme dans votre ville, ce qui dimunera ou arrêterai totalement les « rodéos » »et, pour Alexandre,« je vous suggère donc de levé cet arreté municipale mais de continuer à mettre des patrouilles mais de continuer à mettre des patrouilles de la gendarmerie qui surveilleraient les lieux ». Ces solutions de compromis qu’ils proposent ouvrent un espace de négociation vis-à-vis du Maire puisque ce dernier pourrait, à partir de cette phase C, présenter une nouvelle argumentation. Enfin, ils terminent leur argumentation par une conclusion qui a pour rôle de clore l’échange : pour Steven, « je vous pris de bien vouloir prendre conscience de ma demande et d’arrêté cet arrêté municipal »et, pour Alexandre,« en vous remerciant de votre compréantion ».

Ce que nous n’avons pas fait apparaître dans ce schéma énonciatif argumentatif, mais qui fait partie de toute communication, ce sont les formules de politesse. En effet, lorsque nous nous adressons à quelqu’un – que ce soit en situation monogérée orale ou écrite - il est d’usage, avant d’entrer puis de sortir complètement de l’échange, de saluer le destinataire. Ces formules de politesse sont importantes dans le cadre de la communication puisqu’elles renvoient au destinataire, dès la formule d’adressage, la représentation (Grize 1990, 1996 ;Kerbrat-Orecchioni, 2002) que le locuteur s’est fait de lui. Ainsi, nous ne nous adressons pas à un destinataire de la même manière selon à qui nous avons affaire. Nous développerons un peu plus loin ce qu’il en est de ces formules de politesse d’adressage et de clôture dans notre recherche. Mais si nous reprenons le cas de nos sujets Steven et Alexandre, nous constatons que tous deux s’adresse au Maire en le nommant plutôt qu’en utilisant son titre : pour Steven,« Monsieur Henri Dunant »et, pour Alexandre, « cher M. Henri Dunant ». Quant à la formule de clôture, elle n’est présente que chez Steven et de manière non conventionnelle « au revoir ». Alexandre n’en produit pas, sa conclusion lui servant de clôture à l’échange et de formule de politesse.

Notes
58.

Les deux exemples sont issus d’un premier courrier au Maire (C1M).