Conclusion. Lycéens en seconde générale vs lycéens en seconde professionnelle : des compétences équivalentes ?

Notre postulat de départ posait que les sujets en seconde générale et en seconde professionnelle présentent des compétences semblables en argumentation. Pour vérifier cette hypothèse, nous avons proposé différentes situations monogérées dans lesquelles les sujets avaient à produire un courrier (situation monogérée écrite) ou à laisser un message sur un répondeur (situation monogérée orale) à des destinataires se distinguant par leur statut (« légal » ou « jeune »).

L’analyse des 264 productions (orales et écrites) montre que les sujets ont dans l’ensemble des compétences équivalentes en énonciation argumentative et qu’ils prennent en compte le destinataire, pour certains de manière différente selon le statut des destinataires.

Les analyses ont porté sur l’énonciation argumentative pour laquelle nous avancions que les productions argumentatives des sujets pouvaient se découper en trois phases encadrées par une introduction et une conclusion. Nous pensions que les sujets produiraient tous une argumentation selon ce schéma. Il n’en fut pas ainsi. Leurs productions argumentatives, en majorité, se sont déroulées en deux phases, voire en une seule, nous conduisant à définir des profils, par production (P1 à P4) et des modèles, par situation monogérée (M1 à M5).

Cette proposition d’analyse argumentative sous l’angle de l’énonciation a permis de proposer un nouveau schéma argumentatif prenant en compte l’énonciation du sujet et son développement argumentatif. Ce schéma énonciatif argumentatif prend appui sur les séquences prototypiques argumentatives et dialogales proposées par Adam (1992, 1996, 1999) ainsi que sur le modèle conversationnel de Kerbrat-Oriecchioni (1990). Il est constitué d’une introduction permettant d’ouvrir l’échange avec le destinataire, suivi d’une phase A dans laquelle le locuteur pose le conflit auquel il a affaire du fait de la position prise par le destinataire, puis d’une phase B dans laquelle le locuteur développe sa propre position qu’il peut articuler ou juxtaposer à celle du destinataire avant de terminer, dans la phase C, sur une nouvelle solution dans le but de résoudre le conflit qui l’oppose au destinataire et, enfin, de clore l’échange par une conclusion. Dans chacune des phases, le locuteur amène des arguments de nature et de catégories différentes selon la manière dont il essaie de convaincre le destinataire. Les arguments peuvent être de deux natures différentes selon la position dans laquelle se met le locuteur : soit il tente de convaincre le destinataire en développant des arguments montrant en quoi la position du destinataire le gêne lui et dans ce cas les arguments seront du côté du locuteur, soit il apporte des arguments du côté du destinataire c’est-à-dire des arguments sociaux ouverts sur une problématique plus large que son seul point de vue. Ces arguments du locuteur et du destinataire sont de catégories différentes selon la manière dont s’y prend le locuteur pour convaincre le destinataire : ils peuvent être de conséquence, de solution, voire d’implication personnelle du destinataire. Enfin, certains des arguments sont étayés par des indicateurs psycholinguistiques permettant au locuteur de modaliser son propos (modalisation de certitude, de probabilité et de réfutation) ou de le nuancer par des formes axiologiques.

Nous avons également montré que les sujets rencontrés présentent leur énonciation argumentative selon deux angles différents. Certains des locuteurs engagent une argumentation unilatérale alors que d’autres se mettent d’emblée dans une position bilatérale. L’engagement argumentatif est défini par la position que le locuteur prend vis-à-vis du destinataire : elle est unilatérale lorsqu’il entre dans un rapport de force avec le destinataire en tentant de le convaincre qu’il a raison et que lui a tort et elle est bilatérale lorsque le locuteur envisage le conflit dans sa globalité, de manière à convaincre le destinataire qu’il y a peut être d’autres façons de régler le problème.

Enfin, nous nous sommes intéressés à la prise en compte du destinataire dans les productions langagières. Le destinataire est présent dans chacune des productions langagières, que ce soit dans les formules de politesse d’adressage ou de clôture ou par le biais de l’utilisation de pronoms personnels. Dans cette prise en compte du destinataire par le biais des formules de politesse, nous avons noté un effet de la situation monogérée et un effet du destinataire : il y a moins de formules de politesse utilisées en situation monogérée orale qu’écrite et elles sont plutôt conventionnelles vis-à-vis du Préfet et du Maire.

Cette recherche s’est intéressée à un nouvel angle de l’argumentation en considérant l’énonciation argumentative en fonction des destinataires auxquels nous pouvons nous adresser dans différentes situations monogérées. Elle a permis d’avancer une nouvelle proposition de schéma argumentatif, ouvrant sur de nouvelles recherches puisqu’il convient à présent d’en vérifier la constance scientifique, en la testant notamment auprès d’autres classes d’âge et d’adultes « experts ».

Mais si les compétences énonciatives argumentatives des lycéens en seconde sont dans l’ensemble assez proches quant à la structure énonciative argumentative, il n’en va pas de même pour leurs compétences orthographiques et syntaxiques – même si nous n’y avons pas porté ici une attention particulière – et sur leur efficience cognitive vérifiée par le « Primary Mental Abilities » (PMA). En effet, les résultats aux PMA montrent des différences significatives dans trois des cinq subtests : signification verbale, raisonnement et fluence verbale. Les sujets en lycée général ont de meilleures réussites que les sujets en lycée professionnel à ces subtests, ce qui signifie de meilleures aptitudes scolaires – calculées sur la base de la signification verbale et du raisonnement – et aptitudes mentales primaires – sommes des scores bruts à l’ensemble des subtests. Dans ce cas, nous aurions pu nous attendre à ce que les sujets en lycée général réussissent mieux, ou tout du moins différemment, les épreuves d’argumentation proposées. A l’opposé de ces attentes nous avons rencontré des sujets qui n’ont pas la même efficience cognitive, notamment sur les épreuves les plus en lien avec l’argumentation (le raisonnement et les capacités linguistiques), tout en manifestant des compétences semblables en énonciation argumentative.

Tentons de comprendre ces différences en reprenant chacun des trois subtests en question.

Le subtest « raisonnement » renvoie à la capacité de faire des liens avec sa propre expérience et ses connaissances acquises, à faire des plans et à mener à bien un travail tout en tenant compte de différents facteurs. Par rapport aux tâches demandées aux sujets dans notre recherche, nous nous sommes intéressé à leur manière de développer leur argumentation et à la nature et catégories d’arguments apportés sans tenir compte des contenus. Nous avons vu que l’ensemble des sujets pouvait amener des arguments soit personnels soit sociaux selon leur manière d’envisager le conflit (unilatéral ou bilatéral), mais nous n’avons pas vraiment analysé les contenus de ceux-ci. Ainsi aurions-nous trouvé des différences entre ces sujets si nous avions analysé les contenus argumentatifs ? Les sujets des deux groupes de formation considèrent-ils de manière différente les conséquences et les solutions apportées dans leur énonciation argumentative ? Peuvent-ils, au-delà de leur propre centre d’intérêt ou de leur propre groupe social d’appartenance, envisager d’autres réponses au conflit ? Par ailleurs, cette épreuve de raisonnement se retrouve dans différents tests psychologiques car elle est indicatrice des capacités d’apprentissage des sujets. L’écart significatif que nous obtenons entre les deux groupes de sujets peut également être expliqué par ces capacités d’apprentissage : certains sujets en lycée professionnel nous ayant dit, lors des entretiens individuels, qu’ils n’avaient pas – ou qu’ils ne pensaient pas avoir - les capacités nécessaires pour poursuivre des études en cursus classique. Ce qui ne signifie pas qu’ils sont incapables d’apprendre et de progresser.

Le subtest « signification verbale » rend compte d’une aptitude à comprendre des idées exprimées par des mots. Les sujets en lycée général ont eu moins de difficultés pour comprendre les consignes rattachées au PMA et aux épreuves argumentatives. Chez les sujets en lycée professionnel, nous ferons une distinction : selon la filière dans laquelle nous avons rencontré les sujets, les capacités de compréhension n’étaient pas les mêmes. D’une manière empirique – mais les tendances gagneraient à être vérifiées -, les sujets en MSMA 59 sont dans l’ensemble des sujets plus en difficultés scolaires que les sujets en MEOMIT 60  ; les sujets en MEOMIT étaient eux-mêmes plus en difficultés que les sujets en MPMI 61 contactés dans un autre lycée. Nous avons eu plus souvent à redonner et à ré expliquer les consignes et les exemples dans les groupes MSMA que dans les autres. Dans cette filière, nous avons eu l’impression, lors de la passation du PMA, de renvoyer les sujets face à leur échec ce qui a pu inhiber certaines compétences. Nous n’avons jamais eu ce ressenti face aux autres groupes.

Le subtest « fluence verbale » qui concerne l’aisance avec laquelle les mots sont utilisés vient corroborer ces tendances. Dans cette recherche, bien que nous ne nous soyons pas intéressé à la manière dont les sujets ont rédigé leur argumentation, nous avons eu quelques difficultés, pour certaines productions, à comprendre ce que le locuteur avançait, de par la qualité orthographique et syntaxique des textes – la lecture à voix haute a aidé – mais aussi de par le choix des concepts utilisés (à l’oral comme à l’écrit). Nous avons eu affaire à des sujets, notamment en lycée professionnel, qui se servaient, de temps en temps, d’un vocabulaire assez riche mais sans en maîtriser toujours le sens. Là encore une analyse plus fine des productions écrites nous montrerait sans doute des différences dans la qualité des textes entre le lycée général et le lycée professionnel et, à l’intérieur du lycée professionnel, entre les filières.

Finalement, même si l’ensemble des sujets est capable de développer une énonciation argumentative en tenant compte d’un destinataire, une recherche se donnant pour perspective la mise en lien de l’énonciation argumentative avec l’organisation des arguments et contre arguments, avec les contenus (thèmes) apportés, avec les compétences linguistiques de chacun et leur efficience cognitive amènerait un éclairage complémentaire sur les compétences en productions langagières des sujets. Nous pouvons également nous demander, plus particulièrement sur les sujets en difficultés et/ou possédant une efficience cognitive faible, s’ils traitent l’information de la même manière. Nous supposons que ces sujets repérés en difficultés conçoivent de façon différente l’information, qu’ils usent également de stratégie différente… Ces deux perspectives restent à développer dans de nouvelles recherches...

Notes
59.

MSMA : Maintenance des Systèmes Mécaniques Automatisés

60.

MEOMIT : Mise En Œuvre des Matériaux de l’Industrie Textile

61.

MPMI : Métier de la Production Mécanique Informatisé