Introduction

Qu’est-ce que le chaos ? Trois années durant, c’est la question qui a rythmé notre analyse de l’histoire du chaos, ce champ de recherche s’épanouissant depuis 1975 en rapport avec des conceptions scientifiques apparemment nouvelles. La notion scientifique de chaos a d’ailleurs été, parfois, dénommée "chaos déterministe" pour la démarquer du sens commun, mais nous utiliserons le substantif chaos sans cet appendice, comme il est courant chez les spécialistes.

Ces dernières années, le chaos a été présenté comme un bouleversement majeur qui annonce, pour certains, la naissance d’une "nouvelle science", pour d’autres, un renouveau du déterminisme, ou encore une prise en compte plus sérieuse de la complexité en science. Une question récurrente est associée à ces affirmations : le chaos, et la théorie du chaos, constitueraient-ils une troisième "révolution scientifique" du XXème siècle, après la théorie de la relativité et la Mécanique quantique ?

Ces interrogations et ces prises de position traduisent l’engouement qui a traversé la science depuis plus de vingt ans, et a vu le chaos envahir le champ scientifique, en le débordant pour s’associer à des réflexions en sociologie et en philosophie, par exemple. Elles prouvent également la difficulté des remises en question dans le domaine scientifique, d’autant plus évidente que les "pères fondateurs" proclamés, dont Henri Poincaré, nous propulsent un siècle en arrière. Un tel enivrement suffirait à justifier que l’historien s’associe à une réflexion sur son origine.

Mais l’intérêt de faire une histoire du chaos dépasse ces seuls enjeux. En effet, à l’occasion des remises en question, face à de nouvelles problématiques, les chercheurs se sont positionnés sur les plans technique et philosophique. C’est l’histoire du chaos comme révélateur de la science contemporaine, dans ses structures, ses pratiques, ses rigidités, qui a retenu notre attention.

L'historien, tel un anthropologue ou un sociologue, peut décrire ces variations et leurs confrontations au sein de la science. Mais nous réagissons en historien : c'est la dimension historique, la mise en perspective dans le temps des différents débats qui nous intéresse avant tout, plus que la simple dynamique d'un groupe de scientifiques qui estimeraient travailler dans le domaine du chaos.

Cependant, il ne peut s’agir de se limiter à une histoire des idées sans aucune référence au contexte, ni à une histoire sociale qui reléguerait la problématique scientifique à l'arrière-plan. Bien au contraire, ces deux aspects doivent être examinés comme éléments en perpétuelle interaction, en sachant leur attribuer une importance relative, selon les moments. En d'autres termes, il faut dépasser l'opposition classique entre "externalistes" et "internalistes" pour se concentrer sur une histoire qui prenne comme axe principal l'évolution conceptuelle, tout en plongeant ces débats dans un contexte social et institutionnel.

L’entreprise est risquée. En choisissant d’étudier un épisode très contemporain, nous ne bénéficions que d’un recul limité. Nous ne connaissons pas la "fin de l’histoire" et il est impossible de savoir ce qui résistera au temps, marquera la science et ce qui deviendra caduc. Certaines notions de chaos dont nous avons écrit l’histoire seront peut-être très bientôt périmées. En conséquence, il nous est apparu nécessaire de nous intéresser à de multiples voies de recherche sachant que certaines se refermeront à plus ou moins long terme.

Prendre un tel point de vue global est extrêmement délicat. La science récente est caractérisée par une explosion de la production de travaux de recherche et de documentation en général. En conséquence de cette abondance, les informations pertinentes et les ruptures épistémologiques sont noyées dans la masse, et d’autant plus difficiles à enregistrer. Parallèlement, la spécialisation croissante des recherches scientifiques impose un cloisonnement important : c’est un obstacle à dépasser pour espérer produire l’histoire de notions telle que le chaos, construites sur la base de plusieurs disciplines.

Alors, peut-on écrire une histoire si récente et suffisamment représentative du développement de la science ?