L’historiographie et ses écueils

Beaucoup se sont lancés dans une réflexion sur la "science du chaos", pour le dire brièvement, selon une perspective historique, épistémologique ou philosophique. Parmi les travaux universitaires, les principales sources secondaires sont les travaux de A. Dahan et D. Aubin, d’une part, S. Franceschelli, d’autre part 1 . Les premiers se sont attachés à faire une histoire sociologique des systèmes dynamiques. D. Aubin, en particulier, a soutenu une thèse, en 1998, à l’université de Princeton, "A cultural history of catastrophe and chaos : around the IHES", dans laquelle il a proposé une étude des réseaux de personnes, des groupes de travail qui se sont relayés dans l’institution entre 1958 et 1980. Dans une perspective d’histoire culturelle, il a analysé la possible adéquation entre le milieu culturel de l’IHES, celui plus large des mathématiques de l’époque et les mathématiques "topologiques" du chaos. Un élargissement de cet horizon l’a conduit à étudier les interactions internationales dans le domaine des mathématiques des systèmes dynamiques. Dans le même ordre d’idée, il a présenté une étude du cas de la turbulence (son histoire depuis Navier jusqu’au chaos) et montré à ce sujet les multiples interactions entre différentes disciplines scientifiques. Cette approche sociologique offre des informations précises sur un environnement culturel singulier, dans une période décisive pour l’histoire du chaos. Mais il faudrait approfondir le cas d’autres institutions : l’IHES a été et reste une institution marginale dans la science contemporaine, même en se référant uniquement à la France. En outre, plutôt qu’une analyse conceptuelle des filiations des travaux et de leurs conséquences sur les notions classiques, ces auteurs ont surtout reconstitué les réseaux d’échanges entre scientifiques. En un mot, ils ont décrit une certaine dynamique, mais ils n’ont pas explicité les causes de cette dynamique.

S. Franceschelli a réalisé dans sa thèse ("Construction de signification physique dans le métier de physicien : le cas du chaos déterministe", soutenue en 2001) une étude microsociologique et épistémologique du groupe de Pomeau, Manneville, Bergé et Dubois, physiciens français travaillant sur la transition vers la turbulence, autour de 1980. Sa problématique porte sur la construction d’un sens physique à partir des notions des mathématiques des systèmes dynamiques. Si ce travail traite des rapports entre mathématique et physique, il n’a pas vocation à apporter des éléments d’analyse des concepts de chaos.

L’historiographie du chaos regroupe, enfin, différents ouvrages de scientifiques, de journalistes, plus ou moins vulgarisés 2 . Malheureusement, le plus souvent la perspective historique se résume à une histoire très linéaire et chronologique.

Les approches sont variées et les renseignements que l’on peut puiser dans ces documents sont nombreux. Mais, l’analyse historique et épistémologique de la notion de chaos est quasi inexistante, ou se résume trop simplement à une perspective adjointe à l’histoire des mathématiques des systèmes dynamiques. Cela prouve la difficulté de l’exercice.

Notes
1.

Nous renvoyons aux références suivantes : [AUBIN, D., 1998a / 1998b], [AUBIN, D., DAHAN DALMEDICO, A., 2002], [DAHAN DALMEDICO, A., 1994] et [FRANCESCHELLI, S., 2001].

2.

Citons les plus connus : [DIACU, F., HOLMES, P., 1996], [GLEICK, J., 1991], [STEWART, I., 1998]. Le recueil de contributions [DAHAN, A., CHABERT, J-L., CHEMLA, K., 1992] est à singulariser : certaines questions d’histoire du chaos sont abordées. Il présente surtout un article des plus intéressants pour notre perspective, celui de Simon Diner : "Les voies du chaos déterministe dans l’école russe".