La méthode

Une formation scientifique n’est, cependant, pas un vaccin contre les pièges des discours scientifiques. Selon quelle méthode avons-nous procédé pour franchir les obstacles majeurs ?

Les sources primaires, les textes et les articles des scientifiques, ont constitué notre premier objet d’analyse. Bien conscient qu’ils sont le produit d’une reformulation d’un travail de recherche plus problématique qu’il n’y paraît, nous pensons qu’ils restent une archive essentielle pour l’historien des sciences. Même si les hésitations et les tâtonnements sont gommés, même si les objectifs et les projets intellectuels ne sont pas toujours clairement exprimés, il en reste des traces significatives. Un épisode de l’histoire tel que l’émergence des conceptions du chaos après 1975 nous montrera que les scientifiques s’expriment beaucoup plus librement qu’on ne le pense et que les problématiques, les enjeux, comme les doutes, filtrent dans leurs articles. L’analyse technique, conceptuelle, souvent laborieuse, est irremplaçable pour capter ces éléments.

Néanmoins, les textes ne suffisent pas toujours et d’autres moyens de recherche doivent être mis en œuvre. Ainsi, nous avons effectué un travail en archives pour préciser différents points. Dans la mesure où il s’agit d’éclairer des trajectoires individuelles, les archives personnelles, la correspondance, les brouillons, lorsqu’ils sont disponibles, sont riches d’information. Dans la perspective d’une histoire socio-institutionnelle, les archives des institutions scientifiques ont été nos principales sources. Pour notre thèse, la collection d’archives du CNRS, encore insuffisamment exploitée, a été utilisée, autant au sujet des structures nationales que des laboratoires propres.

Le "très contemporain" impose des limites et des contraintes. Malgré leur caractère récent, l’accessibilité n’est pas garantie et les documents sont parfois laissés à l’abandon, en voie de détérioration. Cependant, la principale limite pour l’historien tient plus à l’abondance de sources, déjà soulignée, et au risque de pénétrer l’histoire par un biais non représentatif de sa globalité. C’est en multipliant les perspectives sur notre sujet que nous pensons avoir remédié à ce problème.

Etudier une histoire récente offre par ailleurs une opportunité unique. En effet, beaucoup d’acteurs de l’histoire sont encore en vie, voire en activité, et leur témoignage est une source incomparable, à condition de le recueillir et de l’exploiter avec précautions. Nous avons réalisé de telles interviews après un long temps d’analyses préliminaires sans lesquelles l’exercice est inutile et trompeur. Lorsque des éléments épistémologiques et techniques sont en jeu, il importe qu’un dialogue s’instaure. La maîtrise des données scientifiques est alors indispensable pour comprendre, réagir et orienter l’interview. Sans cela, il nous paraît déconseillé d’entreprendre un échange, qui aboutirait à l’effet inverse de celui escompté : la parole de l’acteur pourrait, volontairement ou inconsciemment, orienter l’historien selon une perception trop personnelle des événements.