Plan de la thèse

Que souhaitons-nous apporter au sujet du chaos grâce à cette démarche ?

Nous nous intéresserons à la question des racines des conceptions scientifiques de chaos : si le champ de recherche émerge à partir de 1975, le mouvement est une concrétisation d’un ensemble de nouvelles interrogations esquissées à la fin du XIXème. C’est là notre thèse principale. La première partie a pour objet ce contexte de la fin du XIXème, imprégné de débats philosophiques relatifs au hasard, au déterminisme et à l’instabilité. En deux chapitres nous montrerons comment la Mécanique céleste trouve une voie nouvelle avec les méthodes mathématiques de Henri Poincaré (chapitre 1) et la Mécanique statistique suggère une interrogation sur les probabilités et la définition de concepts tels que celui d’ergodicité (chapitre 2).

L’émergence et à la formalisation du champ du chaos entre 1975 et 1982 est détaillée dans une seconde partie. A travers les notions de chaos apparaissant à partir de 1975, des traces de ces interrogations sont perceptibles, comme nous le montrerons au chapitre 3. Cependant, il s’agit plus largement de montrer comment les notions de chaos s’imposent dans la science, au carrefour des mathématiques des itérations, des problèmes liés à la turbulence et de la "stochasticité". Par une analyse épistémologique approfondie nous montrerons que la trame conceptuelle des notions de chaos est articulée par les questions d’instabilité et d’ergodicité, les notions de "sensibilité aux conditions initiales" et d’attracteur étrange. Dans ce moment de créativité scientifique intense, il existe en réalité une grande variété technique. Si David Ruelle est l’instigateur et le promoteur des concepts clés, il nous faut rendre compte des subtilités dans les notions de chaos à travers au moins deux exemples : Otto Rössler et Robert Shaw. Au chapitre 4, ces "trois voies pour le chaos" font l’objet d’une analyse historique et épistémologique détaillée avec la perspective de montrer comment les thèmes de Ruelle tendent à s’imposer et à prédominer. Les "scénarios" de transition vers le chaos, nous permettront de préciser encore, au chapitre 5, la diversité conceptuelle sur le thème du chaos et le mouvement qui tend à imposer la première théorie du chaos, aux alentours de 1982. Afin d’évaluer les variations dans ce champ, qui est loin d’être unifié, et de dépasser les discours très techniques des acteurs, il nous a semblé indispensable de procéder par sondage selon des trajectoires individuelles ; c’est pourquoi notre analyse dans cette seconde partie se construit sur un certain nombre de portraits de scientifiques plutôt que sur des courants de pensée, qui sont presque impossibles à discerner.

Dans une troisième partie, pour comprendre en quoi la fin du XIXème siècle a été un épisode déterminant de l’histoire des sciences, conduisant au chaos après 1975, nous indiquerons les bouleversements intellectuels produits par ces interrogations. Sous l’impulsion de Poincaré, un cadre mathématique pour les systèmes dynamiques s’est constitué progressivement au XXème siècle, en conséquence d’une série importante de renouvellements conceptuels explicités au chapitre 6. Ce cadre a servi à donner des éléments pour les conceptualisations du chaos, notamment la notion d’attracteur étrange, parallèlement aux notions issues de la Mécanique statistique. Au chapitre 7, nous montrerons en effet comment les problèmes d’ergodicité et d’instabilité, avant d’entrer au cœur des problèmes de chaos, sont les fruits d’une longue interrogation sur les fondements de la Mécanique statistique.

Les pratiques scientifiques mises en jeu ont été tout autant déterminantes que les productions mathématiques, plus abstraites, dans l’émergence de la science du chaos ; tel est l’objet de notre quatrième partie. Le raisonnement analogique et le calcul analogique, tout d’abord, ont informé la théorie des oscillations, depuis les années 1930, et ont concouru très tôt à l’étude des systèmes dynamiques, comme nous le montrons au chapitre 8. Parallèlement, après la seconde guerre mondiale, le calcul électronique, numérique, se développant, Stanislaw Ulam a mis en œuvre et diffusé l’idée d’"expérience mathématique". Ses études des itérations non linéaires et les projets du météorologue Edward Lorenz (dont l’image de l’"effet papillon" a connu un grand succès) montreront quel a été l’impact de l’introduction de l’ordinateur en science, et de cette démarche "expérimentale" dans l’histoire du chaos (chapitre 9). Un chapitre supplémentaire, centré sur les oscillations chimiques et le chaos en chimie, permettra de préciser ces pratiques et leur influence dans l’histoire du chaos.

Dans ces précédents chapitres la dimension sociale de la science reste en filigrane. Dans une dernière partie (qui est constituée de l’unique, long, chapitre 11), nous aborderons notre histoire selon une perspective plus résolument socio-institutionnelle. A travers l’exemple du CNRS, nous analyserons le contexte français pour montrer que l’émergence du champ du chaos a été très problématique, institutionnellement. Cette étude de cas nous donnera à lire l’histoire du CNRS, tout autant qu’elle nous montrera comment l’histoire du chaos est prise entre des enjeux scientifiques et des enjeux sociaux.

Nous pourrons enfin conclure sur le statut historique de cette notion de chaos, encore insuffisamment étudiée par les historiens.

Dans cette thèse, nous avons choisi de porter divers regards sur l’histoire du chaos. L’épistémologie est relayée par l’histoire sociale et institutionnelle, les grands moments de synthèses alternent avec les études de cas ciblées, l’histoire de courants de pensée se combine à des portraits d’individus. Nous ne prétendons pas ainsi écrire l’Histoire du chaos, mais, en multipliant les perspectives, nous espérons au moins éliminer les mythes qui circulent à propos de l’histoire du chaos et essayer de balayer des historiques trop linéaires et triomphants qui sont encore proposés.