Première partie. Y a-t-il une origine au chaos ?

Préliminaire

a. La recherche des origines

Rechercher les origines d’une conception scientifique soulève de nombreuses difficultés. Cela suppose au préalable qu’on puisse définir la notion d’"origine" d’un concept scientifique. L’entreprise, en effet, est équivoque, mais l’historien est en terrain familier et, en partie balisé. Car pour lui la question des concepts scientifiques n’est qu’un problème parmi d’autres, comme celui de la recherche des origines de la Révolution Française. Il suffit de relire Marc Bloch (1886-1944), dans son Apologie pour l’histoire, (ouvrage posthume publié en 1949), lorsqu’il évoque l’"idole" des origines, la hantise des origines qui occupe la tribu des historiens, pour comprendre à la fois les ambiguïtés, les aléas et les pièges à éviter au cours d’une telle recherche.

Selon M. Bloch, l’expression "origine" peut recouvrir au moins deux sens. On pourrait l’entendre comme synonyme de "commencement". Ainsi, d’après lui, il faudra jouer avec un "point initial [qui] demeure singulièrement fuyant. Affaire de définition, sans doute" 3 . Le problème de définition est particulièrement prégnant en ce qui concerne l’histoire d’un concept scientifique évoluant au cours du temps. Il peut aussi s’agir d’origine au sens de "causes". Cette acception nous entraîne, là encore, dans une recherche quasiment sans fin. Mais au fond, le problème est à la fois une question de commencement et de causes, ce que reflète le sens commun du mot, selon lequel "les origines sont un commencement qui explique. Pis encore : qui suffit à expliquer. Là est l’ambiguïté ; là est le danger" 4 .

Dans l’historiographie courante sur le chaos, nous trouvons deux "évènements" que nous pouvons apparenter à des origines et qui sont d’ailleurs les jalons de la périodisation la plus schématique possible de son histoire. Il s’agit, d’une part, des publications scientifiques, dans le courant de l’année 1975, qui se référent explicitement à une notion de chaos et d’autre part, certains travaux mathématiques d’Henri Poincaré, à la fin du XIXème siècle. Mais les travaux de Poincaré posent un problème : il n’est nulle part question de "chaos". Et si, dans l’année 1975, le terme est effectivement employé, ce qu’il désigne se réfère à un champ de questions diverses.

En reprenant les distinctions précédentes, l’année 1975 fait figure de "commencement" dans l’historiographie et les travaux de Poincaré de "causes", initiales. Ce sont, en substance, les affirmations les plus standard et les plus consensuelles sur l’histoire du chaos. Par ailleurs, le fait de se tourner vers la fin du XIXème siècle, plus de quatre-vingts ans avant le "commencement" illustre parfaitement le caractère fuyant des origines.

L’historiographie courante se fonde sur une analyse des filiations, des parentés entre les concepts et les théories anciennes et contemporaines. Mais, il ne faut pas succomber à la tentation et, comme le rappelle M. Bloch, "confondre une filiation avec une explication" 5 . Cette dernière affirmation rend manifeste les insuffisances de ce que les "historiens des sciences improvisés" ont, jusqu’à présent, réussi à construire, et encore seulement partiellement : des filiations. Au-delà de la filiation  nous recherchons une explication.

Quelques historiens des sciences sont allés un peu plus loin et ont proposé des thèses plus construites. C’est le cas d’Aubin et Dahan-Dalmedico 6 . Selon eux il y aurait un "point d’origine indéniable : Poincaré" 7 . Pour résumer leurs thèses, à la suite des travaux mathématiques de Poincaré, différents scientifiques se sont réapproprié ses méthodes et ses outils, pour en tirer des conséquences sur le plan mathématique, ou les transférer dans d’autres domaines de recherche et disciplines. La période des années 1960-80 serait à la fois un moment de convergence de ces différents prolongements, de prise en compte des notions d’instabilité dans les systèmes dynamiques notamment, et un moment de reconfiguration socio-disciplinaire et conceptuelle lié à ces rencontres.

Les auteurs donnent une description de cette évolution, dont l’axe majeur est la théorie mathématique des systèmes dynamiques. S’ils ne négligent pas d’autres domaines des mathématiques, de la physique ou de la technique qui en sont proches, il est clair que les mathématiques forment le cœur de leur point de vue épistémologique. En revanche, les explications de cette dynamique sont quasiment absentes et les descriptions sont faites à partir du référentiel des scientifiques. Les réalisations effectives, les projets intellectuels, les motivations, les objectifs ou les valeurs des protagonistes sont peu explicités, à quelques exceptions près, et manquent pour éclairer le long cheminement vers les conceptions de chaos. Les notions de chaos, dont ils ne parlent quasi exclusivement qu’au singulier, ne sont d’ailleurs pas discutées. C’est avec la volonté de fournir une réelle explication de cette longue évolution que nous abordons la question de l’histoire, ou préhistoire, du chaos.

En tout cas, il semble partout admis qu’il y a "une" origine véritable : Poincaré. Il est même souvent considéré comme un "précurseur" du chaos et de la théorie du chaos. Mais cela peut-il avoir un sens ? Ces propositions sont-elles satisfaisantes ? L’unicité de l’origine est également en question : pourquoi n’imaginer qu’une seule origine alors qu’il pourrait y avoir plusieurs sources ? Cela suggère une perspective encore plus radicale : y a-t-il vraiment une origine au concept de chaos ?

Notes
3.

Nous renvoyons à la dernière réédition : [BLOCH, M., BLOCH, E., LE GOFF, J., 1997], p. 54.

4.

Ibid., p. 54.

5.

Ibid., p. 55.

6.

Nous renvoyons à l’article très récent : "Writing the History of Dynamical Systems and Chaos : Longue Durée and Revolution, Disciplines and Cultures", [AUBIN, D., DAHAN-DALMEDICO, A., 2002].

7.

"An Undeniable Point of Origin: Poincaré" in [AUBIN, D., DAHAN-DALMEDICO, A., 2002], p. 279.