L’utilisation des travaux de Poincaré : la Mécanique non linéaire

La première série d’affirmations à démarquer date des années 1950-60. A l’occasion du centième anniversaire de la naissance d’H. Poincaré en 1954, Nicolas Minorsky prononce une allocution intitulée "Influence d’Henri Poincaré sur l’évolution moderne de la théorie des oscillations non linéaires". Minorsky 8 est alors un spécialiste de la Mécanique non linéaire et de la théorie des oscillations dans l’après seconde guerre mondiale. Il est l’auteur de l’ouvrage Nonlinear oscillations 9 , considéré comme une référence en la matière. En substance, et d’après lui, cette théorie a été guidée principalement pendant les années 1930-40 par les trois œuvres de Poincaré : "Sur les courbes définies par une équation différentielle" 10 , le premier tome des Méthodes Nouvelles de la Mécanique Céleste 11 et "Les figures d’équilibre d’une masse fluide animées d’un mouvement de rotation" 12 . Il affirme ainsi :

‘"Il est difficile de trouver dans l’histoire de la Science un autre exemple de théorie mathématique développée sans aucune relation aux applications (dont la plupart n’étaient même pas connues, du reste, à l’époque) qui ait présenté une base aussi parfaite pour l’étude de phénomènes innombrables qui se sont révélées depuis lors." 13

S’il a participé à faire reconnaître les travaux de Poincaré, en un sens Minorsky est surtout un traducteur, une sorte de porte-parole des travaux réalisés en Union Soviétique, dans les années 1930-60. Pour avoir la "version originale", nous pouvons nous tourner vers le Congrès International d’Histoire des Sciences, en 1968. Dans son intervention, le physicien soviétique Yuri Mitropolsky (né en 1917), représentant de l’Ecole de Kiev et lui-même spécialiste de la théorie des oscillations, revient sur le cas de "H. Poincaré et la théorie des oscillations non linéaires".

‘"La solution des problèmes mathématiques que pose l’étude des oscillations non linéaires, exige une approche très rigoureuse. Ce système a été élaboré à la suite des recherches fondamentales de H. Poincaré auquel on doit de remarquables travaux sur la théorie des équations différentielles ordinaires. [...] Les méthodes rigoureuses de H. Poincaré, reposant sur une solide base mathématique, ont été appliquées à l’étude systématique de nombreux problèmes de la théorie des oscillations non linéaires. Cette application fut effectuée vers les années 1930 par l’école des physiciens soviétiques dirigée par L.I. Mandelchtame, H.D. Papalexy, A.A. Andronov et A.A. Vitte. Ces savants ont réussi à élucider la signification fondamentale de ces méthodes et ont résolu avec leur aide de nombreux et importants problèmes de la théorie des oscillations non linéaires se réduisant aux mouvements périodiques. Actuellement les méthodes d’obtention des solutions périodiques fondées par H. Poincaré sont largement appliquées dans les différentes branches de la théorie des oscillations non linéaires, domaine qui s’est considérablement développé au cours des dernières années." 14

Ce long passage fourmille de détails que nous éclaircirons dans une partie consacrée à ce thème de la Mécanique non linéaire. D’ores et déjà, nous pouvons affirmer que les spécialistes des oscillations non linéaires (et de Mécanique non linéaire) sont parfaitement conscients de l’importance des théories de Poincaré et surtout qu’ils reconnaissent dans les mathématiques de Poincaré un outil pour leurs travaux : ils parlent en terme d’"applications" des résultats de Poincaré et utilisent des théorèmes mathématiques dans le cadre d’une théorie mathématisée. Pourquoi évoquer la question de la Mécanique non linéaire ? Elle est en fait un jalon de notre histoire : il s’agit d’un effort de théorisation, appuyé par les mathématiques de Poincaré et qui en a prolongé le développement ; le champ de recherche du chaos en a absorbé une partie 15 .

Ce premier exemple suffit à illustrer la trop grande simplicité qu’il y aurait à ériger Poincaré en initiateur ou précurseur d’une théorie postérieure de quelques décennies à ses travaux. En effet, le travail d’exportation et d’adaptation à la question des oscillations n’est en rien négligeable. Les innovations mathématiques de Poincaré participent autant des origines de ces développements des années 1950-60, que l’adaptation à la problématique des oscillations non linéaires. A moins de penser que les mathématiques étaient "prédestinées" à cette théorisation et applicables immédiatement à la question. Beaucoup d’ambiguïtés émaillent ces affirmations et elles proviennent en grande partie de la distinction difficile, et de la mise en relation délicate, entre les mathématiques de Poincaré, d’une part, et la physique des oscillations d’autre part.

Notes
8.

L’ingénieur N. Minorsky, féru de mathématiques, a joué un rôle important dans la reconnaissance, hors d’URSS, de l’importance des mathématiques de Poincaré pour les oscillations. Nous renvoyons au chapitre 8 consacré au sujet et à notre analyse des travaux de Minorsky en particulier, page 533.

9.

[MINORSKY, N., 1947] est la première édition de son traité, construit en grande partie sur les travaux réalisés en URSS ; [MINORSKY, N., 1962] la seconde, agrémentée des résultats actualisés en 1962. La première édition de l’ouvrage aura un impact important à la sortie de la seconde guerre mondiale dans le domaine des oscillations non linéaires. La seconde édition deviendra une référence en la matière, contenant l’essentiel des méthodes d’étude des systèmes oscillants.

10.

Ce sont quatre mémoires publiés entre 1881 et 1886 : [POINCARE, H., 1881], [POINCARE, H., 1882a], [POINCARE, H., 1885b], [POINCARE, H., 1886b].

11.

[POINCARE, H., 1892a]. Il cite uniquement le premier des trois tomes de l’ouvrage.

12.

Les deux mémoires [POINCARE, H., 1885a] et [POINCARE, H., 1892b] forment l’essentiel des réflexions de Poincaré sur le sujet.

13.

[MINORSKI, N., 1954], p. 126. L’orthographe de l’auteur du texte est "N. Minorski", mais il s’agit bien de la même personne. A travers sa correspondance avec Théodore Vogel, nous savons que Minorsky a assuré l’exposé en 1954 (Archives personnelles de Th. Vogel, 46 ii 57). Cf. chapitre 8, page 562.

14.

[MITROPOLSKY, Y.A., 1968], p. 123-124. En français dans le texte.

15.

Les deux articles [DAHAN DALMEDICO, A., 1994] et [AUBIN, D., DAHAN, A., 2002] suffisent à resituer cet épisode. Nous traiterons de cette question dans le chapitre 6 consacré à l’histoire des mathématiques des systèmes dynamiques ainsi que dans le chapitre 8 abordant plus spécifiquement les oscillations non linéaires, dans leurs rapports à la technique.