Poincaré, un "précurseur" du chaos ?

Dans des textes plus récents se développe abondamment le thème de Poincaré comme précurseur du chaos. Ce sont souvent des scientifiques, cherchant les fondateurs de leur domaine. Parmi quelques "représentants", on relèvera trois séries de déclarations. Pour ce qui concerne la vulgarisation, l’ouvrage assez répandu de Ian Stewart, Dieu joue-t-il aux dés ?, en donne un florilège, à la limite de la caricature.

‘"Dans sa grille de nappes d’intersection, connue maintenant sous le nom d’entrelacements isoclines (sic), Poincaré observait les traces de pas du chaos. Comme Robinson Crusoé, observant cinq orteils soigneusement imprimés dans le sable, il savait l’importance de ce qu’il avait vu. Comme Robinson Crusoé, il était rien moins qu’enthousiaste devant ce que cela laissait présager" 20 ’ ‘"[...] il est clair que Poincaré, en particulier, a vu plus que ses contemporains n’ont pu apprécier." 21

Cette dernière affirmation est appuyée par la citation du texte de Poincaré, "Le hasard" 22 , de 1907, dont nous produirons une analyse plus complète.

Philipp Holmes et Florin Diacu dressent, dans leur ouvrage Celestial Encounters, un vaste panorama de l’histoire des théories de la stabilité, des théories du chaos et des mathématiques des systèmes dynamiques. Selon eux, l’origine de ce développement est à chercher du côté de la Mécanique céleste ; Poincaré occupe naturellement une place privilégiée dans leur exposé. Même s’il faut reconnaître une grande clarté au discours, souvent technique et plus précis que le précédent ouvrage, leurs affirmations relatives aux découvertes de Poincaré nous semblent exagérées. Les courbes homoclines (isoclines dans la citation précédente de Stewart) sont au centre des débats.

‘"Il restait beaucoup à découvrir, mais les courbes homoclines de Poincaré semblent avoir été la première manifestation mathématique du phénomène appelé aujourd’hui chaos. […] 
Poincaré était si frappé de sa découverte qu’il s’est passé du temps avant qu’il accepte l’idée que les homoclines puissent exister [...] il était difficile d’accepter l’idée de chaos. Un tel concept allait à l’encontre de la philosophie de l’époque. […]
C’était un chercheur bien établi, mûr, réticent à ouvrir la boite de Pandore. Il l’avait trouvé et c’était suffisant. Sa philosophie ne lui permettait pas d’aller plus loin." 23

Tout le paragraphe mériterait d’être cité comme exemple de vision rétrospective et anachronique de l’histoire des sciences, construite par des scientifiques. Le mélange, très peu maîtrisé, de mathématiques, de philosophie et d’épistémologie est assez dérangeant pour un historien, mais il a le mérite de refléter l’opinion la plus commune des scientifiques sur cet épisode de l’histoire du chaos.

Pour compléter cette anthologie, nous reproduisons les remarques de David Ruelle, mathématicien dont l’importance apparaîtra lorsque nous aborderons les années 1970. Après un discours sur la notion de "sensibilité aux conditions initiales", reposant sur les travaux de Hadamard, Duhem et Poincaré (dont le texte "Le hasard"), il s’interroge sur le fait que ces travaux soient restés sous silence jusque dans les années 1970.

‘"Je vois une autre raison à l’oubli où sont tombées les idées d’Hadamard, Duhem et Poincaré : ces idées sont venues trop tôt, les moyens de les exploiter n’existaient pas. Poincaré n’avait pas à sa disposition ces outils mathématiques de base que sont la théorie de la mesure ou le théorème ergodique, et ne pouvait donc pas exprimer ses brillantes idées intuitives dans un langage précis." 24

L’interprétation de Ruelle a quelque chose de gênant, bien qu’elle puisse paraître assez juste. Poincaré aurait eu une intuition sans pouvoir l’exprimer dans un langage mathématique précis. Mais peut-on dissocier l’idée, de l’expression de cette idée dans un langage mathématique ? Tout dépend du rôle accordé aux mathématiques : un langage pour expliciter une pensée ou un moyen de construction de cette pensée. En suivant Ruelle il faudrait se réfugier dans la première option, ce qui est, au moins discutable. Il ne faudrait pas interpréter des résultats de Poincaré dans le cadre de la théorie de la mesure et de la théorie ergodique pour proclamer qu’il a eu telle ou telle idée, puis affirmer qu’il lui manquait ces mêmes éléments pour pouvoir l’exprimer effectivement. Ce serait faire un anachronisme.

En outre, notre analyse historique montrera que les citations de Holmes et Ruelle tentent de valoriser un certain point de vue sur le chaos : Holmes est un spécialiste de la théorie des équations différentielles, de la Mécanique, domaines qui, au sujet du chaos, sont liés aux homoclines. Ruelle est un mathématicien, travaillant en particulier en théorie ergodique des systèmes dynamiques et dont l’action va promouvoir l’idée de sensibilité aux conditions initiales. Leurs propos sont donc équivoques.

Enfin, avec l’image d’un Poincaré en avance sur son temps, on rejoint d’autres affirmations de I. Stewart selon lesquelles, à la fin du XIXème siècle, l’"époque n’était pas tout à fait adéquate et la culture encore moins" 25 . Evidemment, nous nous interrogeons sur le bien-fondé de tels propos mais l’historien peut-il faire autrement que condamner ce genre de raccourcis ?

La biographie de Poincaré, lue à travers ces divers ouvrages subit beaucoup de distorsions, suffisamment pour qu’il devienne urgent d’en rétablir les grandes lignes. Nous proposons un bilan des travaux de Poincaré touchant d’une manière ou d’une autre au chaos et à la théorie du chaos. Puis grâce à cette mise au point et en réinsérant la vie de Poincaré dans son contexte, à savoir la fin du XIXème siècle, nous allons montrer que, contrairement à toutes ces affirmations, Poincaré "est de son temps" ; mais peut-il en être autrement ?

Notes
20.

[STEWART, I., 1998], p. 110. Il faut lire "homoclines" plutôt qu’"isoclines" : la traduction française appropriée voudrait que ce fût "homocline", mais, en anglais, le terme "isocline" est parfois utilisé à la place d’"homocline" et a sans doute été trop rapidement francisé.

21.

Ibid., p. 545.

22.

[POINCARE, H., 1908] : le texte original date de 1907 ; il a été republié en 1908 dans Science et méthode.

23.

"Much more remained to be uncovered, but Poincaré’s homoclinic tangle appears to have been the first mathematical manifestation of the phenomenon now called chaos [...] Poincaré was so struck by his discovery that it was some tome before he could accept the idea that a homoclinic tangle might exist. [...] it was hard to accept the idea of chaos. Such a concept went counter to the philosophy of his epoch. [...] He was a mature, well-established researcher, reluctant to open this Pandora’s box. He had found it and that was enough. His philosophy would permit him to go no further.", [DIACU, P., HOLMES, P., 1996], p. 42-43 (en italique dans le texte). F. Diacu et P. Holmes sont des mathématiciens-mécaniciens.

24.

[RUELLE, D., 1991], p. 65.

25.

[STEWART, I., 1998], p. 91.