a. Le problème des trois corps : une longue histoire

De Newton aux méthodes de résolution approchée

La question des trois corps constitue à elle seule un themata 27 , traversant l’histoire des sciences de Newton aux travaux très contemporains. Newton l’a posé dans ses Principia, au XVIIème siècle. Avec des méthodes géométriques, probantes dans le cas de deux corps, il a tenté, sans succès, de trouver la forme des trajectoires. Mais le problème est beaucoup plus complexe qu’à deux corps, au point que, jusqu’à Poincaré, la question n’avance que très lentement.

Les questions pratiques sont une motivation importante de telles recherches. La navigation demande, par exemple, une bonne connaissance des mouvements de la Lune. Pour autant l’intérêt intellectuel de la chose n’est certainement pas à négliger. Les recherches au sujet du problème des trois corps ont été engagées selon deux voies principales : la recherche de solutions approchées et la recherche de théorèmes généraux sur les mouvements des astres.

Newton proposait déjà de considérer un problème simplifié, celui du système Terre-Lune-Soleil dans lequel l'influence du Soleil serait considérée comme une perturbation d’un mouvement (de type képlérien) Terre-Lune. Dans cette optique d’approximation des solutions, la méthode analytique joue un rôle de plus en plus essentiel, au détriment de la géométrie. Le travail de Daniel Bernoulli (1700-1782) marque d’une certaine manière le tournant pris au XVIII ème siècle avec l’abandon progressif des méthodes géométriques (utilisées par Newton) au profit des recherches analytiques. L’approche par linéarisation devient prépondérante, avec les travaux d’Alexis Clairaut (1713-1766) en 1747-1749 28 , de Leonhard Euler (1707-1783) 29 , Joseph Lagrange (1736-1813) et Jean d’Alembert (1717-1783). Euler, dans son second traité sur la théorie de la Lune, en 1772 donne également la première formulation du problème restreint des trois corps 30 .

Durant le XIXème siècle, se confirme la tendance, exclusive, à la recherche de solutions quantitatives, analytiques si possible, en écartant toute référence à la géométrie. La préface du célèbre ouvrage de Lagrange de 1788, Mécanique Analytique, scelle l’esprit des recherches en Mécanique pour ce siècle :

‘"Je me suis proposé de réduire la théorie de cette Science, et l’art de résoudre les problèmes qui s’y rapportent, à des formules générales, dont le simple développement donne toutes les équations nécessaires pour la solution de chaque problème [...] On ne trouvera point de Figures dans cet ouvrage. Les méthodes que j’y expose ne demandent ni construction, ni raisonnement géométrique ou mécanique, mais seulement des opérations algébriques, assujetties à une marche régulière et uniforme." 31

Cependant, il apparaît graduellement aux mathématiciens qu’il est très improbable d’obtenir une solution analytique complète du problème des trois corps. Au cours du siècle, les questions s’orientent vers celle de la fiabilité et donc de la convergence des séries employées pour la résolution approchée. Deux grands problèmes de la Mécanique céleste, reliés à la question de la stabilité des systèmes à plusieurs corps (comme le système solaire), sont d’actualité lorsque Poincaré s’intéresse aux débats : les termes séculaires et les petits diviseurs 32 . Lors du calcul des séries apparaissent en effet deux types de termes : les termes périodiques, qui ne posent aucun problème, et les termes séculaires, dont la valeur conditionne l'évolution sur des temps longs, car ils prennent de l’importance au fil de l’évolution temporelle. La stabilité dépend du comportement des termes séculaires.

Notes
27.

Selon l’historien des sciences Gerald Holton, l'imagination et la pensée scientifique se développent autour de thèmes, qu’il a choisi d’appeler themata. D'une manière générale, ces themata sont des concepts qui servent de guide au chercheur. Ce sont des questionnements clés et permanents : ils n'auront jamais de réponse ou de solution. Un scientifique adoptera des présuppositions, explicites ou implicites, autour de chacun de ces themata, qui le conduiront au succès ou à l'échec selon les cas. Holton distingue plusieurs emplois de themata et il attribue un rôle stimulant pour la recherche à l'opposition entre themata et anti-themata, lorsqu’il y a lieu. Nous renvoyons aux textes de Holton réunis dans : [HOLTON, G., 1978].

28.

Clairaut est conduit à une résolution approchée par l’utilisation de développements en séries en fonction de petits paramètres. Sa Théorie de la Lune est récompensée par le prix de l’Académie de St-Petersbourg en 1752. [CLAIRAUT, A.C., 1747] et [CLAIRAUT, A.C., 1749].

29.

Euler a recours à la méthode de variation des paramètres pour le traitement en perturbation du mouvement planétaire : sa première théorie de la Lune est publiée en 1753. La question de l’apogée lunaire fût sujet d’oppositions entre ces grands savants du XVIIIème siècle, Euler, Clairaut et d’Alembert. Clairaut, avec ses premiers calculs, est parvenu à un résultat correspondant à la moitié de la valeur effectivement observée (reproduisant d’ailleurs un résultat de Newton). Euler et d’Alembert, par une méthode un peu différente, parvenait au même résultat. Clairaut envisagea alors de modifier la loi de la gravitation en ajoutant un terme supplémentaire en 1/r n (idée déjà évoquée par Newton). Mais c’est au terme d’un développement plus poussé de ses séries qu’il parvient à "résoudre" le problème, en 1749. Voir par exemple [BARROW-GREEN, J., 1997], p. 15-16.

30.

La formulation repose sur un système de coordonnées en rotation et des solutions particulières. Le terme "restreint" est dû à Poincaré, mais c’est Euler qui en donne la première formulation. [BARROW-GREEN, J., 1997], p. 16.

31.

[LAGRANGE, J-L., 1788], p. V-VI.

32.

Pour plus de détails sur la question des termes séculaires et des petits diviseurs, nous renvoyons page 33. Plusieurs scientifiques se sont illustrés sur ces problèmes dont Lagrange, et les deux mathématiciens français Pierre-Simon Laplace (1749-1827) et Siméon Denis Poisson (1781-1840).