Pourquoi du qualitatif ?

Tout d’abord, en parallèle à la Mécanique céleste où les développements en série constituent une perspective dominante, les travaux sur les équations différentielles dans les années 1870 encore, se partagent entre les calculs explicites de solutions et l’étude approfondie du cas des équations linéaires. La voie suggérée par Poincaré témoigne de son grand doute dans la pertinence des méthodes analytiques (qu’il appellera "procédés anciens" en 1884 55 ) à produire des résultats généraux et globaux sur les équations différentielles et sa prise de conscience qu’il faut les dépasser.

Deuxièmement, seuls quelques résultats du mathématicien français Charles Sturm (1803-1855), dans le cadre des équations différentielles du second ordre, font figure d’antécédent à l’approche de Poincaré. Sturm a en effet proposé, en 1836, des théorèmes relatifs au comportement des solutions de ces équations, obtenus sans intégration explicite des équations (c’est-à-dire sans calcul des fonctions solutions) 56 . Poincaré s’inscrit dans une perspective à la fois semblable et parallèle 57 . Il ne nous paraît pas pertinent d’insister davantage sur ce point car il existe tout de même un énorme décalage, mathématique, entre les travaux de Sturm et de Poincaré. En un mot, les études et les résultats de Poincaré, analogues dans l’"esprit" à ceux de Sturm, dépassent en ampleur tout ce qui a pu se faire antérieurement 58 .

Enfin, les motivations exactes de Poincaré pour son approche qualitative sont explicitées en introduction à son premier mémoire, de 1881. Pour expliquer sa position, il développe un parallèle avec d’autres chapitres classiques des mathématiques :

‘"[...] pour étudier une équation algébrique, on commence par chercher, à l’aide du théorème de Sturm, quel est le nombre des racines réelles, c’est la partie qualitative, puis on calcule la valeur numérique de ces racines, ce qui constitue l’étude quantitative de l’équation. De même, pour étudier une courbe algébrique, on commence par construire cette courbe, comme on dit dans les cours de Mathématiques spéciales, c’est-à-dire qu’on cherche quelles sont les branches de courbes fermées, les branches infinies, etc. Après cette étude qualitative de la courbe, on peut en déterminer exactement un certain nombre de points." 59

La partie qualitative de son travail sur les équations différentielles consiste à "construire les courbes définies par des équations différentielles" 60 et elle s’inscrit dans la perspective d’une étude complète des équations, incluant une approche quantitative. Par ailleurs, la question des trois corps et de la stabilité du système solaire est, déjà en 1881, très importante dans l’esprit de Poincaré :

‘"[…] cette étude qualitative aura par elle-même un intérêt du premier ordre. Diverses questions fort importantes d’Analyse et de Mécanique peuvent en effet s’y ramener. Prenons pour exemple le problème des trois corps : ne peut-on pas se demander si l’un des corps restera toujours dans une certaine région du ciel ou bien s’il pourra s’éloigner indéfiniment ; si la distance de deux des corps augmentera, ou diminuera à l’infini, ou bien si elle restera comprise entre certaines limites ?" 61

Plus tard, en 1884, Poincaré soulignera que ces problèmes justifient en grande partie l’intérêt accordé au point de vue qualitatif :

‘"On a dû voir en lisant les lignes qui précèdent que les questions de stabilité, analogues à celles que l’on rencontre en Astronomie, étaient ma préoccupation constante. C’est qu’en effet j’attendais de l’application des principes que je viens d’exposer la solution de cette question si intéressante de la stabilité du système solaire [...]." 62

Notes
55.

[GILAIN, C., 1991], p. 223.

56.

Sturm résume ainsi son point de vue sur la question : " On ne sait les intégrer que dans un très petit nombre de cas particuliers hors desquels on ne peut pas même en obtenir une intégrale première ; et lors même qu'on possède l'expression de la fonction qui vérifie une telle équation, soit sous forme finie, soit en série, soit en intégrales définies ou indéfinies, il est le plus souvent difficile de reconnaître dans cette expression la marche et les propriétés caractéristiques de cette fonction […]. Cependant, la connaissance de ces propriétés renferme celle des circonstances les plus remarquables que peuvent offrir les nombreux phénomènes physiques et dynamiques auxquelles se rapportent les équations différentielles dont il s'agit […] Or on peut arriver à ce but par la seule considération des équations différentielles en elles-mêmes, sans qu'on ait besoin de leur intégration.", [STURM, C., 1836].

57.

On peut mentionner ici le fait que Sturm a été professeur de mathématiques à l’Ecole Polytechnique. Il est décédé en 1855, bien avant que Poincaré n’entre à l’Ecole Polytechnique (Poincaré a suivi les cours d’analyse de Hermite) ; aucun lien direct ne peut être mis en évidence. En revanche, les ouvrages de Sturm, notamment le Cours d’Analyse de l’Ecole Polytechnique (publication posthume, en 1857, rééditée plusieurs fois) sont des classiques et sont certainement connus de Poincaré. Voir par exemple la seconde édition, [STURM, C., 1863] et [STURM, C., 1864].

58.

Nous partageons les doutes de C. Gilain à propos des liens entre Sturm et Poincaré : "Nous ne savons pas si Poincaré s’est inspiré de ce mémoire de Sturm pour développer sa propre démarche qualitative dans le contexte spécifique qui était le sien. Si d’ailleurs leurs problématiques sont de même type, il convient de noter les différences importantes existant entre les deux théories, qui ne portent pas sur les mêmes classes d’équations différentielles, et ne développent ni les mêmes questions, ni les mêmes méthodes mathématiques", [GILAIN, C., 1991], p. 225.

59.

Ibid., p. 4. Poincaré fait référence à Sturm, mais le théorème en question ne concerne pas les équations différentielles ; comme l’indique le texte, il s’agit d’un théorème célèbre sur les racines des équations algébriques.

60.

Ibid., p. 4. En italique dans le texte.

61.

Ibid., p. 4.

62.

Dans [GILAIN, C., 1991], p. 221. Cette citation de Poincaré de 1884 fait suite à un paragraphe concernant les courbes définies par les équations différentielles.