Les deux mémoires de 1885-86

Avec un premier chapitre intitulé "Stabilité et instabilité", en 1885 Poincaré amorce son mémoire avec la question de la stabilité. Cette première discussion extensive de la stabilité se fait en rapport avec la Mécanique céleste. De manière plus générale, dans ce troisième volume Poincaré cherche à exprimer en terme de dynamique (c’est-à-dire sur les équations issues de la Mécanique) les résultats acquis précédemment.

‘"On n’a pu lire les deux premières Parties de ce mémoire sans être frappé de la ressemblance que présentent les diverses questions qui y sont traitées avec le grand problème astronomique de la stabilité du système solaire. Ce dernier problème est bien entendu beaucoup plus compliqué, puisque les équations différentielles du mouvement des corps célestes sont d’ordre très élevé." 67

Poincaré donne la définition de stabilité suivante : l’orbite d’un point est stable si elle repasse infiniment souvent, arbitrairement près de la situation initiale. Dans le mémoire de 1890 et dans les Méthodes Nouvelles il qualifiera cette stabilité de "stabilité à la Poisson" 68 . En ce sens, dans les équations différentielles du premier ordre, l’instabilité est la règle, la stabilité l’exception. La stabilité correspond uniquement aux cycles. Dans le cas plus général, la règle change.

Pour les équations différentielles du premier ordre, mais de degré plus élevé, du type

Poincaré prescrit une représentation géométrique sur la base de la surface S : F(x,y,z)=0. En introduisant le genre, p 69 , de cette surface il généralise la formule donnant le nombre de points singuliers : N+F-C=2-2p.

Selon cette relation l’absence de singularité est assurée seulement pour le genre p=1, c’est-à-dire du type du tore. Poincaré cherche à préciser ce cas particulier et en tire des conclusions instructives. Sur le tore, il considère les équations

A et B sont des fonctions périodiques continues de ω et φ, qui ne s’annulent pas simultanément.

• Dans le cas particulier A=a, B=b (a et b constants), il obtient une situation sans cycle limite et dans laquelle l’orbite d’un point est stable.

• Avec le méridien (cycle sans contact) φ = 0, Poincaré étudie la suite des points issus de l’itération d’un point M 0 , point situé sur le méridien au temps t=0 : l’ensemble de tous les itérés M i est noté P. En utilisant la notion d’ensemble dérivé 70 de Cantor, il note P’ le dérivé de P et parvient à montrer que : soit tout point de P est dans P’ (l’orbite est alors stable), soit aucun point de P n’est dans P’ (orbite instable). L’instabilité constatée sur le premier degré n’est plus la règle ici.

• Il étudie également l’ordre et la répartition des itérés sur le méridien, en remarquant qu’ils dépendent d’un nombre irrationnel (aujourd’hui appelé nombre de rotation).

Sur un exemple apparemment simple, un mouvement sur un tore, Poincaré dévoile toute la complexité du problème de stabilité et achoppe plus fondamentalement sur le possible mélange des comportements stables et instables dans une même équation différentielle.

Plus précisément, un problème apparaît lorsque l’ensemble P’ est le même pour toutes les orbites d’une même équation différentielle. Poincaré ne parvient pas à déterminer dans quelle mesure il est possible que l’ensemble P soit contenu dans P’ pour certaines orbites et qu’aucun point de P n’appartienne à P’, pour d’autres.

Signe de la référence constante à la Mécanique céleste, Poincaré souligne les rapports de ces problèmes avec le problème des trois corps et les séries de Lindstedt pour en signifier l’importance :

‘"Il est impossible de ne pas être frappé de l’analogie de ce procédé d’approximation avec la méthode de M. Lindstedt 71 en Mécanique céleste, et de ne pas comprendre que la question de la convergence du procédé que je viens d’exposer est intimement liée à celle de la convergence des séries employées par le savant astronome de Dorpat. Mais le problème que nous traitons ici est évidemment plus simple que les questions analogues de la Mécanique céleste, et, si les difficultés sont de même nature, elles sont moins nombreuses et sans doute plus aisées à surmonter." 72

L’enjeu est capital et son ampleur véritable apparaîtra lorsque nous aurons pris la mesure de la place des séries de Lindstedt dans les travaux de Poincaré et dans son analyse du problème des trois corps.

Dans la suite des mémoires, Poincaré examine le cas des équations avec des dérivées d’ordres plus élevés, d’ordre deux surtout, grâce à une représentation des courbes dans l’espace. Les résultats précédents lui servent de guide dans sa recherche d’une classification des comportements dans le voisinage des points singuliers. Le but est toujours le même, obtenir des informations qualitatives sur les solutions, mais le grand nombre de types de singularités complique la tâche.

Afin d’aller plus avant dans le problème Poincaré choisit de construire et de recourir aux deux "outils mathématiques" fondamentaux dans l’étude qualitative des équations différentielles : les sections transverses (appelées aussi sections de Poincaré, depuis, par ses successeurs) et les solutions périodiques. Son idée est la suivante : dans le cas des équations différentielles du second ordre, les trajectoires périodiques jouent le rôle pris par les points singuliers dans les équations du premier ordre 73 . Etudier qualitativement le comportement revient donc à décrire le voisinage des orbites périodiques.

Pour mener à bien cette analyse, il se rend compte que l’utilisation de sections à deux dimensions facilite grandement la tâche. La notion de section transverse s’inspire des cycles sans contact du premier mémoire : le comportement du flot de l’équation est étudié par l’intermédiaire des impacts sur la section, de la même manière que les impacts sur une courbe sans contact lui ont servi à étudier les cycles limites. Le mouvement dans un espace à trois dimensions devient une transformation ponctuelle dans le plan.

L’étude des valeurs propres de la transformation approchée (linéarisée) au voisinage d’une orbite périodique lui fournit quatre comportements possibles, parmi lesquels il retrouve le nœud, le foyer, le col et un quatrième cas plus complexe, qui n’est pas toujours un centre.

La quatrième situation est assez subtile. Elle dépend de propriétés des séries trigonométriques solutions de l’équation différentielle. Si parmi les termes constants de ces séries aucun n’est nul, alors Poincaré montre qu’on retombe sur le premier cas, avec une instabilité du mouvement (selon sa définition). L’étude du cas opposé, qui se présente dans les équations générales de la dynamique, est liée à une théorie qu’il développera par la suite : les invariants intégraux. Plus précisément, il prouve que cette situation d’annulation des constantes se présente lorsqu’il n’existe pas de surface fermée sans contact pour l’équation, puis il montre que l’existence d’un certain invariant intégral est suffisante pour satisfaire cette dernière condition.

Notes
67.

[POINCARE, H., 1885b], p. 90.

68.

[POINCARE, H., 1890] : il fait allusion à la stabilité dans le paragraphe consacré à l’usage des invariants intégraux (Chapitre 2, paragraphe 8). Dans [POINCARE, H., 1899a], chapitre XXVI, "Stabilité à la Poisson".

69.

Une surface est dite de genre p, si il est possible de tracer au plus 2p courbes fermées sur la surface sans diviser la surface en plus de deux régions.

70.

L’ensemble dérivé d’un ensemble W est l’ensemble des points ayant, dans leur voisinage, une infinité de point de W.

71.

Cf. p. 31.

72.

[POINCARE, H., 1885b], p. 157. Voir [BARROW-GREEN, J., 1997], p. 36-7.

73.

L’idée d’utiliser des solutions périodiques lui est venue plus tôt, d’un mémoire de 1884 où il a déjà élargi les résultats concernant les orbites périodiques dans le problème des trois corps : à partir des résultats de G.W. Hill et grâce à l’utilisation de la notion d’index de Kronecker il est parvenu à établir l’existence d’une infinité de solutions périodiques. [POINCARE, H., 1884].