b. Homoclines et hétéroclines

Pour l’historien, le prolongement donné à la question des solutions doublement asymptotiques, soulevée en 1890, constitue un point d’intérêt majeur du troisième tome. Dressons quelques rapides constats. Tout d’abord, Poincaré distingue désormais deux classes de solutions : les solutions baptisées homoclines, qui correspondent aux solutions doublement asymptotiques de son mémoire de 1890, et les solutions appelées hétéroclines, ayant la particularité d’être asymptotiques à une solution périodique instable dans le passé et à une autre dans le futur. Deuxième constat : en définitive, probablement pris par d’autres recherches, il n’ajoute que très peu d’éléments nouveaux à ce sujet, dix ans après sa découverte. Il se livre d’abord à des commentaires sur la complexité des homoclines, en l’occurrence sur les surfaces asymptotiques et leurs intersections :

‘"Que l'on cherche à se représenter la figure formée par ces courbes et leurs intersections en nombre infini dont chacune correspond à une solution doublement asymptotique, ces intersections forment une sorte de treillis, de tissu, de réseau à mailles infiniment serrées ; chacune des deux courbes ne doit jamais se recouper elle-même, mais elle doit se replier sur elle-même d'une manière très complexe pour venir recouper une infinité de fois toutes les mailles du réseau.’ ‘On sera frappé de la complexité de cette figure, que je ne cherche même pas à tracer. Rien n'est plus propre à nous donner une idée de la complication du problème des trois corps et en général de tous les problèmes de Dynamique où il n'y a pas d'intégrale uniforme et où les séries de Bohlin sont divergentes." 101

La figure que Poincaré ne "cherche" pas à tracer ressemble à ceci :

Le dessin est encore compliqué par les solutions hétéroclines qui viennent connecter différentes orbites périodiques instables. La suite prend deux formes : des corollaires et des remarques sur les homoclines d’une part, la question de l’existence des hétéroclines, qui n’est pas démontrée, d’autre part.

Par exemple, il agrémente le passage sur ces homoclines de quelques remarques, destinées à prouver sans doute toute la complexité du problème. Il imagine des solutions doublement asymptotiques voisines (à t négatif, très grand) de la solution périodique et agencées dans un certain ordre. A t positif, très grand, "elles se présenteront alors dans un ordre entièrement différent" 102 .

‘"Cette remarque est encore de nature à nous faire comprendre toute la complication du problème des trois corps et combien les transcendantes qu’il faudrait imaginer pour le résoudre diffèrent de toutes celles que nous connaissons." 103

Ces dernières pages du tome 3 sont écrites dans une perspective bien précise, l’étude de la stabilité du problème. Plus exactement, la discussion qui suit les remarques sur la complexité du treillis d’homoclines est axée sur la stabilité et la question de l’existence des hétéroclines prend sens parce que leur existence conditionne, selon Poincaré , la stabilité du système.

L’idée de Poincaré est d’étudier l’ensemble formé, dans le plan de section, par les intersections des surfaces asymptotiques, c’est-à-dire les solutions homoclines. E 0 est l’ensemble de ces points, E’ 0 l’ensemble dérivé 104 . Plusieurs cas de figures se présentent :

E’ 0 recouvre le demi-plan, "il faudrait alors conclure à l’instabilité du système solaire" 105 .

E’ 0 peut avoir une aire finie et occuper une région finie du demi-plan.

E’ 0 a une aire nulle et il serait analogue alors à ces ‘ensembles parfaits qui ne sont condensés dans aucun intervalle’" 106 .

Poincaré ne peut rien conclure de plus précis par rapport à la stabilité.

Lorsqu’interviennent les hétéroclines, le système se complique encore. En définissant un second ensemble E’ 1 à partir d’une autre orbite périodique instable, Poincaré revient à la question de la stabilité. En effet, s’il n’existe pas d’hétérocline, il conclut que les systèmes E’ 0 et E’ 1 doivent rester disjoints et ne peuvent pas occuper toute la place.

‘"Si au contraire, il existe une solution hétérocline, ces deux ensembles coïncideront. On voit que l’existence d’une pareille solution, si elle venait à être établie, serait un argument contre la stabilité." 107

D’où l’intérêt d’analyser les hétéroclines selon Poincaré. Par ailleurs, il établit un lien entre l’existence des hétéroclines et la convergence des séries de Newcomb et Lindstedt. Poincaré a mis en doute la convergence de telles séries et affirmé que la convergence ne pouvait pas avoir lieu dans toutes les conditions possibles. Il avait émis l’idée que dans le cas où n 1 /n 2 (rapport des moyens mouvements) est la racine d’un nombre commensurable non carré parfait, la convergence était néanmoins possible. Dans le passage, plutôt intuitif, sur les hétéroclines, il cherche à montrer que la convergence, même dans ces conditions là, est incompatible avec l’existence d’hétéroclines. Il reprend les notations E’ 0 pour l’ensemble associé à une hétérocline :

‘"Les solutions des équations différentielles qui correspondraient à cette valeur de n1/n2 seraient représentées par certaines courbes trajectoires. L’ensemble de ces courbes formerait une surface, admettant les mêmes connexions que le tore, et cette surface couperait notre demi-plan suivant une certaine courbe fermée C.
L’ensemble E’0 dont nous venons de parler devrait être tout entier extérieur à cette courbe, ou tout entier intérieur.
Soient alors M0 et M’0 deux points appartenant à deux systèmes différents. Si M0 est intérieur à la courbe C, et M’0 extérieur à cette courbe, l’ensemble E’0 relatif à M0 devrait lui être tout entier intérieur, tandis que l’ensemble E’0 relatif à M’0 lui serait tout entier extérieur.
Ces deux ensembles ne pourraient donc avoir aucun point commun et il ne pourrait exister de solution doublement asymptotique hétérocline allant de M0 à M’0.
Or, [...] si la convergence avait lieu pour une infinité de valeurs du rapport n1/n2, par exemple, pour celles dont le carré est commensurable, il existerait une infinité de courbes C qui sépareraient les uns des autres les points appartenant à des systèmes périodiques différents. Cette hypothèse est donc incompatible avec l’existence des solutions hétéroclines (au moins si les deux points M0 et M’0 que l’on considère, ou plutôt les solutions périodiques correspondante, correspondent à deux valeurs différentes du nombre n1/n2)." 108

Les images rappellent la théorie KAM (Kolmogorov, Arnold, Moser), datant des années 1954-63, et les questions de diffusion d’Arnold 109 .

La fin des Méthodes Nouvelles, avec le passage sur les hétéroclines, permet de cerner la perspective adoptée par Poincaré dans l’étude de ces courbes si particulières : pour lui elles sont un moyen d’assurer sa conviction dans la non convergence des séries de Lindstedt, problème qui l’a occupé à plusieurs reprises, et permettent de préciser la question de la stabilité dans le problème des trois corps.

En quelques mots, le système est stable si son mouvement est isolé dans un des tores évoqués (ou courbe fermée C). L’existence d’hétéroclines aurait pour effet de rendre impossible l’existence de ces tores et d’étendre le terrain de diffusion de la trajectoire à tout l’espace, le système n’étant plus stable dans ce cas.

Il démontre l’existence d’hétérocline dans quelques cas très particuliers, mais, sans conclusion générale, il laisse planer le doute :

‘"Le résultat est donc bien incomplet ; j’espère cependant qu’on me pardonnera la longueur de cette digression, car la question que j’ai posée [l’existence d’hétéroclines], plutôt que résolue, paraît se rattacher directement à la question de la stabilité, comme je l’ai montré au n° 400 [citation précédente]." 110
Notes
101.

[POINCARE, H., 1899a], p. 389.

102.

Ibid., p. 391. En italique dans le texte.

103.

Ibid., p. 391.

104.

L’ensemble des points ayant dans leur voisinage, une infinité de points de E 0 .

105.

[POINCARE, H., 1899a], p. 389.

106.

Ibid., p. 390.

107.

Ibid., p. 393.

108.

Ibid., p. 393.

109.

Personne ne semble avoir fait le rapprochement entre ces deux réflexions. Goroff évoque le lien entre les séries de Lindstedt et le théorème KAM dans [GOROFF, D., 1993], paragraphe 4.5, p. 174-177, mais ne parle nulle part de ce passage sur les hétéroclines, pas même dans le paragraphe 3.10 (p. 158-161) consacré aux solutions doublement asymptotiques. Nous renvoyons aux débats plus récents, exposés dans notre chapitre 3, avec le texte de Chirikov de 1979 notamment, page 218.

110.

[POINCARE, H., 1899a], p. 410.