a. Quelques mathématiciens contemporains de Poincaré

A la fin du XIXème siècle, la théorie qualitative des équations différentielles est une branche dépréciée de la théorie des équations différentielles. La plupart des mathématiciens travaillent sur les aspects quantitatifs, plus déterminants pour les questions pratiques ; Paul Painlevé (1863-1933) en est le meilleur représentant 115 . Cependant, quelques illustres mathématiciens se préoccupent du qualitatif et souscrivent au point de vue de Poincaré. Emile Picard 116 , Tullio Levi-Civita 117 , Ivar Bendixon 118 produisent quelques résultats restés dans les mémoires (notamment le théorème de Poincaré-Bendixon).

Les quelques noms cités sont des mathématiciens de premier plan, connus et reconnus tant à leur époque qu’aujourd’hui, dans l’histoire des mathématiques. Il en est de moins célèbres, mais qui s’inscrivent plus directement dans la lignée des travaux de Poincaré sur le problème des trois corps. Un recensement des Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, limité à la période 1890-1933 119 donne une bonne idée du cercle des quelques mathématiciens s’occupant du problème des trois corps, pour ce qui concerne leur liaison avec les travaux de Poincaré. Nous retiendrons deux noms, Jean Chazy (1882-1955) et Jules Andrade (1857-1933), et un troisième moins marquant, l’astronome Henri Andoyer (1862-1929). Ce dernier est plutôt versé dans la théorie analytique quasiment depuis sa thèse en 1886 120  : il fait œuvre d’astronome et produit une théorie de la Lune sur la base des considérations des astronomes Delaunay et Gyldén 121 . La place des travaux géométriques de Poincaré est en fait assez restreinte, car elle n’a que peu d’importance dans sa perspective de calculateur chevronné.

Le plus jeune, et le plus important des trois, est Chazy 122 . Sa thèse, soutenue en 1910, est une thèse de mathématique des équations différentielles, sans rapport a priori avec l’astronomie 123 , qu’il prolonge par une étude du problème des trois corps. Chazy s’est lancé, après la première guerre mondiale, dans un travail de longue haleine, fructueux dans les années 1919-29 : l’allure finale du mouvement dans le problème des trois corps 124 . Il a recours au point de vue qualitatif de Poincaré afin d’établir une nomenclature du comportement des trajectoires.

Plus qu’une simple parenté d’esprit, le travail de Chazy est un prolongement des recherches de Poincaré 125 . Pour progresser dans l’étude du problème des trois corps, il développe certains points de théorie des équations différentielles (du second ordre) initiée par Poincaré en 1886 126 . Au vu de ses travaux, il est indéniable qu’il connaît, et surtout a compris, les travaux de Poincaré. Il est même le premier à reconnaître, dans un travail d’Andrade, un exemple de courbe homocline qui avait échappé à tout le monde 127 .

Le travail d’Andrade dont il est question s’intitule "Sur le mouvement d’un corps soumis à l’attraction newtonienne de deux corps fixes" et date de 1914 128 . Le problème mathématique traité est une dégénérescence du problème restreint des trois corps. La surprise vient du fait que ce travail est une reproduction de sa thèse de mathématique soutenue en 1890 129 . C’est-à-dire qu’il donne un exemple d’orbite homocline, l’année où Poincaré découvre et explicite la notion, suite à son erreur dans le mémoire du concours Oscar II. Andrade ne donne pas de nom à son phénomène, trouvé dans le cas du mouvement planaire d’un mobile autour de deux masses fixes et pour lequel on peut considérer le mobile comme un satellite de la masse prépondérante :

‘"[…] j’ai cru entrevoir à ce sujet une singularité inattendue, mais j’espère pouvoir y revenir plus tard, au point de vue des développements en série." 130

Un autre élément a attiré notre attention 131 , le rapport de Paul Appell sur la thèse d’Andrade. Appell est le grand ami de Poincaré et il a participé également au concours Oscar II (il en est sorti second, derrière Poincaré). Au sujet du phénomène d’Andrade il rapporte :

‘"[…] lorsque le mouvement se fait dans un plan, il déduit de ces formules des conséquences curieuses relatives au sens de la rotation du rayon vecteur du satellite autour de la masse principale." 132

Il ne semble donc pas avoir fait le lien entre cette curiosité et le travail de Poincaré. Nous manquons malheureusement d’archives pour préciser davantage ces points. Quant à Andrade, personnage atypique, il passe allègrement d’un sujet à l’autre : théorie des probabilités, géométrie, mécanique, thermodynamique. En revanche, ni entre sa thèse de 1890 et sa republication de 1914, ni après 1914, il ne revient sur cette question de Mécanique céleste 133 .

Plusieurs scientifiques sont à l’écoute des travaux de Poincaré et J. Chazy est peut-être le plus expert d’entre eux, au sujet du problème des trois corps. Cependant, les deux mathématiciens les plus importants de cette époque, intéressé par les méthodes de Poincaré, sont A. Lyapounov et J. Hadamard. Ce dernier est sans doute le plus fin connaisseur du travail de Poincaré (il lui consacrera un article dans Acta Mathematica : "L'œuvre mathématique de Poincaré" 134 , en 1921). Les travaux considérables de G. Birkhoff et A. Andronov sont réservés à une partie ultérieure, mais nous signalons déjà qu’ils sont d’une ampleur supérieure à tous les travaux contemporains de Poincaré.

Notes
115.

Il attache une grande importance aux développements analytiques et approchés, négligeant les apports du qualitatif (qu’il connaît néanmoins). Voir [GILAIN, C., 1991], p. 238-240.

116.

Le mathématicien français Emile Picard (1856-1941), par exemple, dans son Traité d'Analyse en 1896, fait écho aux travaux de Poincaré et aborde des questions qu’il juge particulièrement intéressantes pour les analystes. Un chapitre est consacré aux solutions périodiques de certaines équations différentielles et reprend l'essentiel de la théorie de Poincaré, parue dans le premier tome des Méthodes Nouvelles. On peut ajouter le court article qu’il consacre aux méthodes de Poincaré en mécanique analytique, [PICARD, E., 1914].

117.

Tullio Levi-Civita (1873-1941), mathématicien italien, participe au mouvement du qualitatif dans plusieurs articles sur le problème des trois corps. En rapport avec les idées de Poincaré, il y a surtout la question de la stabilité (discutée dans {LEVI-CIVITA, T., 1901]) et la méthode géométrique de Levi-Civita assez similaire à la notion de section transverse de Poincaré. Nous renvoyons à l’article consacré à Levi-Civita, [DELL’AGLIO, L., ISRAEL, G., 1989].

Levi-Civita a également publié un article "Sur la résolution qualitative du problème restreint des trois corps" ([LEVI-CIVITA, T., 1906]) mais avec un point de vue un peu décalé par rapport à Poincaré et d’envergure plus limitée. Les allusions à Poincaré sont en fait très rares dans cet article et l’esprit n’a rien de géométrique : il se rapproche davantage des idées de Painlevé, faisant du qualitatif à partir de quantitatif affaibli, appauvri. Levi-Civita à travaillé également à quelques points précis du problème des trois corps comme les solutions singulières et les chocs. [LEVI-CIVITA, T., 1903a] et [LEVI-CIVITA, T., 1903b].

118.

Le mathématicien suédois Ivar Bendixon (1861-1935) a généralisé un théorème de Poincaré (cf. note 65, p. 40) pour constituer ce que nous appelons le théorème de Poincaré-Bendixon. C’est un théorème majeur de la théorie qualitative des équations différentielles en dimension deux, [BENDIXON, I., 1901]. Voir [GILAIN, C., 1991], p. 228.

119.

Si 1890 correspond au début de la percolation des travaux de Poincaré les plus importants (dans notre perspective) ici, la date butoir 1933 est plus arbitraire. Elle correspond surtout à un tarissement des contemporains de Poincaré encore en activité.

120.

Le sujet de la thèse était : "Exposition de la théorie des orbites intermédiaires d’après M. Gylden". Voir [GISPERT-CHAMBAZ, H., 1991], p. 341 pour le rapport de M. Tisserand.

121.

[ANDOYER, H., 1902]. Jusqu’à la fin de sa vie, Andoyer fait des recherches sur sa théorie de la Lune (voir sa nécrologie par Jules Drach, [DRACH, J., 1929]). Il est élu membre de la section d’Astronomie de l’Académie des Sciences en 1919.

122.

Il existe une note biographique sur Chazy, publiée par G. Darmois, [DARMOIS, G., 1957].

123.

[CHAZY, J., 1910]. Le titre exact est "Sur les équations différentielles du troisième ordre et d’ordre supérieur dont l’intégrale générale à ses points critiques fixes", [GISPERT-CHAMBAZ, H., 1991], p. 407, rapporté par Painlevé.

124.

Chazy a publié plusieurs mémoires sur le thème : [CHAZY, J., 1922], [CHAZY, J., 1929] et un plus tardif [CHAZY, J., 1952]. Il a déjà une bonne connaissance des aspects mathématiques. Ses premières notes à l’Académie, sur ce sujet, sont publiées en 1913 : [CHAZY, J., 1913a], [CHAZY, J., 1913b]. Elles concernent en fait le problème général de n corps.

125.

Le problème des trois corps est un problème à douze dimensions : l’optique de Chazy est de dresser une carte des régions de cet espace à douze dimensions, où les comportements asymptotiques différent. En 1920, Chazy a déjà obtenu une nomenclature distinguant "sept sortes" de comportements ([CHAZY, J., 1920]). Il cherche ensuite l’organisation et l’agencement relatifs de ces ensembles de trajectoires possibles. En 1929, dans le cas où "la constante des forces vives dans le mouvement par rapport au centre de gravité est négative" ([CHAZY, J., 1929], p. 353, en italique dans le texte) il ajoute quatre nouvelles sortes.

126.

Sa note de 1921 sur le sujet montre sa maîtrise des travaux de Poincaré, et met en exergue les diverses connaissances mathématiques dont il use, en particulier les courbes géodésiques et les résultats d’Hadamard à ce sujet. [CHAZY, J., 1921].

127.

"Je ne sais si il a été remarqué que le problème traité par M. Andrade donne aussi un exemple, le plus simple sans doute dans le problème des trois corps, de solutions doublement asymptotiques, d’ailleurs homoclines selon le terme de Poincaré.", [CHAZY, J., 1920], p. 1562, note (2).

128.

[ANDRADE, J., 1914].

129.

[ANDRADE, J., 1890]. Thèse réalisée sous la direction de G. Darboux.

130.

[ANDRADE, J., 1890], p. 3.

131.

On peut ajouter que Andrade est ancien élève de l’Ecole Polytechnique : il y est rentré en 1876, trois années après Poincaré.

132.

[GISPERT-CHAMBAZ, H., 1991], p. 346.

133.

Signalons qu’Andrade est l’instigateur principal de la chronométrie à la faculté des sciences de Besançon, au tournant du XXème siècle. Il consacre du temps à enseigner les mathématiques aux futurs maîtres horlogers ; il tient pour fondamental qu’ils aient une formation mathématique pour mieux traiter les problèmes techniques. Les "Mathématiques de l’ingénieur" sont même le sujet d’une réflexion qu’il livre au congrès international des mathématiciens à Heidelberg, en 1904 : [ANDRADE, J., 1904] ("L’enseignement scientifique aux Ecoles Professionnelles et les ‘Mathématiques de l’ingénieur’").

134.

[HADAMARD, J., 1921].