c. Jacques Hadamard (1865-1963) et les géodésiques

Dans le travail d’Hadamard à propos des géodésiques, les connexions avec le point de vue qualitatif de Poincaré sont plus réciproques. La renommée mathématique d’Hadamard débute avec l’attribution du prix Bordin de l’Académie des Sciences, en 1896, pour des travaux sur les géodésiques : le sujet proposé au prix concernait l’amélioration de la théorie des géodésiques, car celles-ci interviennent dans la représentation des trajectoires des mouvements en dynamique. Le mémoire correspondant, publié en 1897, s’intitule "Sur certaines propriétés des trajectoires en Dynamique" 139 . Il est suivi, une année plus tard, par un travail sur "Les surfaces à courbures opposées et leurs lignes géodésiques" 140 . En substance, le premier s’attache à l’étude des géodésiques sur des surfaces à courbure positive, le second au cas des surfaces à courbure négative.

Le mémoire le plus important à nos yeux est celui de 1898, développé sur la base de ses précédentes idées. En effet, il est, chronologiquement, le premier travail, hormis ceux de Poincaré, montrant toute la puissance des méthodes qualitatives de Poincaré. Son point de vue est topologique et il s’attache à développer une analogie avec les orbites périodiques qui ont fait le succès de Poincaré dans le problème des trois corps 141 . Il singularise les géodésiques fermées et s’en sert pour décrire les comportements possibles des autres géodésiques. Le travail d’Hadamard montre que les méthodes de Poincaré sont comprises et reprises rapidement.

Le jugement de Poincaré sur de tels résultats est intéressant. En fait, Poincaré a dressé un court rapport, pour le prix décerné à Hadamard, qui mérite toute notre attention. En quelques mots, Poincaré résume les résultats d’Hadamard, construits à partir des géodésiques fermées :

‘"Par deux points de la surface on peut mener une infinité de géodésiques ; mais ces géodésiques appartiennent à des types différents, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas toutes équivalentes du point de vue de l'Analysis Situs. Mais deux points peuvent toujours être joints par une géodésique appartenant à un type donné et ne peuvent l'être que par une seule.
Les géodésiques se partagent en trois catégories :
1° Les géodésiques fermées et les géodésiques asymptotiques à une géodésique fermée;
2° Les géodésiques qui s'éloignent indéfiniment; (sic)
3° Les géodésiques qui restent à distance finie, se rapprochent d'abord beaucoup d'une géodésique fermée, s'en éloignent ensuite pour se rapprocher beaucoup plus encore d'une autre géodésique fermée et ainsi de suite. (sic)" 142

La classification des géodésiques opérée par Hadamard semble convenir à Poincaré puisqu’il admet que "le problème peut [donc] être regardé comme entièrement résolu " 143 . La parenté avec les problèmes de la dynamique est évoquée par Poincaré dans son rapport :

‘"Quand on abordera le problème de la stabilité du système solaire d'une façon rigoureusement mathématique, on se trouvera en présence de questions tout à fait analogues ; les trajectoires seront assimilables aux géodésiques […] l'analogie des deux questions est donc complète ; sans doute celle qui a été résolue par M. Hadamard est beaucoup plus facile, mais le résultat obtenu prépare la solution du problème plus compliqué que la Mécanique céleste nous pose." 144

Nous avons une nouvelle indication de l’optique de Poincaré au sujet de la résolution des problèmes de la dynamique : il considère qu’un tel problème est résolu dès lors qu’une classification est établie 145 .

En outre, Poincaré décide de participer à ces recherches et rédige, en 1905, un mémoire "Sur les lignes géodésiques des surfaces convexes". Comme il l’avait proclamé très clairement dans son rapport de 1898 : le problème des trois corps est très complexe et il y a un grand intérêt à étudier des problèmes plus simples où l’on peut s’affranchir de difficultés secondaires. Le cas des géodésiques d’une surface est un bon point de départ :

‘"M. Hadamard l’a bien compris, et c’est ce qui l’a déterminé à étudier les lignes géodésiques des surfaces à courbures opposées ; il a donné une solution complète de ce problème dans un Mémoire du plus haut intérêt. Mais ce n’est pas aux géodésiques des surfaces opposées que les trajectoire du problèmes des trois corps sont comparables ; c’est, au contraire, aux géodésiques des surfaces convexes [...] J’ai donc du me borner à quelques résultats partiels, relatifs surtout aux géodésiques fermées, qui jouent ici le rôle des solutions périodiques du problèmes des trois corps." 146

Les deux mathématiciens semblent "dialoguer" par référence réciproque 147 . Dans le mémoire de 1898 Hadamard fonde son utilisation des géodésiques fermées sur l’approche développée par Poincaré avec les orbites périodiques. Poincaré avait conjecturé la densité des orbites périodiques et Hadamard démontre une propriété semblable dans le cas des géodésiques : il existe une suite de géodésiques fermées, approchant les géodésiques de troisième espèce, sur une longueur croissante. D’ailleurs Hadamard n’hésite pas à rapprocher ces deux éléments :

‘"En un mot, la géodésique en question possède la propriété indiquée par M. Poincaré, à savoir que les équations du problème admettent une solution périodique (dont la période peut, il est vrai, être très longue) [...]" 148
Notes
139.

[HADAMARD, J., 1897].

140.

[HADAMARD, J., 1898].

141.

"Quant à la méthode que nous avons employée, on peut la considérer comme une application de deux principes posés par M. Poincaré, dans ses études sur les équations différentielles. En premier lieu, nos conclusions mettent en évidence, une fois de plus, le rôle fondamental que joue dans ces questions l’Analysis Situs. [...] En second lieu, l’importance que ce géomètre a reconnue aux solutions périodiques, dans son traité de Mécanique Céleste, s’est manifesté également dans la question actuelle. Ici encore, elles se sont montrées ‘la seule brèche par laquelle nous puissions essayer de pénétrer dans une place jusqu’ici réputée inabordable’.", [HADAMARD, J., 1898], p. 775. De la même manière que Poincaré, Hadamard recourt à l’Analysis Situs comme outil essentiel de l’analyse qualitative.

142.

[POINCARE, H., 1897b], p. 590.

143.

[POINCARE, H., 1897b], p. 590 (nous mettons en évidence).

144.

[POINCARE, H., 1897b], p. 591.

145.

Nous renvoyons aux explications sur la perspective de Poincaré, p. 61.

146.

[POINCARE, H., 1905b], p. 39.

147.

Nous n’avons pas déterminé si ce dialogue s’est développé de manière plus conventionnelle, par des rencontres entre les deux mathématiciens.

148.

[HADAMARD, J., 1898], p. 768-769. En sus, la propriété d’Hadamard renforce la conjecture de Poincaré sur la densité des orbites périodiques.