d. Hadamard, Duhem, Poincaré et la "sensibilité aux conditions initiales"

Le mémoire d’Hadamard de 1898 soulève un autre point important, la notion de "sensibilité aux conditions initiales" qui constituera plus tard une notion clé dans les concepts de chaos. Hadamard ne lui a pas donné ce nom, mais nous l’utiliserons en connaissance de cause. Hadamard la présente ainsi :

‘"En un mot, tandis que toute géodésique qui s'éloigne à l'infini est entourée d'un continuum de géodésiques jouissant de la même propriété, au contraire, tout changement, si minime qu'il soit, apporté à la direction initiale d'une géodésique qui reste à distance finie suffit pour amener une variation absolument quelconque dans l'allure de la courbe, la géodésique troublée pouvant affecter n'importe laquelle des formes énumérées précédemment." 149

Il est intéressant de constater que Poincaré et Hadamard n’accordent pas la même attention au sujet. Duhem en tirera lui des conclusions relativement à la théorie physique.

En effet, tout porte à croire que pour Poincaré cette propriété n’est qu’une curiosité, une anecdote, dans la problématique des géodésiques :

‘" La distribution des géodésiques qui passent par un point donné présente des particularités fort curieuses [...] si par un point donné on fait passer un faisceau de géodésiques […] il contiendra toujours des géodésiques allant à l’infini." 150

Il y attache peu d’importance, mais cela se comprend dans la démarche de Poincaré. Il est dans une perspective globale et cherche à définir des classes de solutions : cette propriété n’a que peu d’intérêt dans cette approche 151 . Hadamard en revanche, en évoquant les questions sous-jacentes de dynamique, s’empresse de conclure sur le plan épistémologique, en rapport à des questions de physique :

‘"Certes, lorsqu’un système se meut sous l’action de forces données, et que les conditions initiales du mouvement ont des valeurs données, au sens mathématique du mot, le mouvement ultérieur et, par conséquent, la manière dont il se comporte, lorsque t augmente indéfiniment, sont par cela même connus. Mais dans les problèmes astronomiques, il ne saurait en être ainsi : les constantes qui définissent le mouvement sont données physiquement, c’est-à-dire avec des erreurs dont l’amplitude se réduit à mesure que la puissance de nos moyens d’observation augmente, mais qu’il est impossible d’annuler.
Si l’on ne suit les trajectoires que pendant un temps déterminé, quelconque d’ailleurs, on peut imaginer que les erreurs sur les données initiales aient été rendues assez minimes pour ne pas altérer sensiblement la forme de ces trajectoires pendant le susdit intervalle de temps. Ce qui précède nous montre qu’il n’est en aucune façon légitime d’en tirer une conclusion analogue relativement à l’allure finale de ces mêmes courbes." 152

Pour Hadamard, le problème de "sensibilité" existe, mais n’est vraiment problématique que dans un suivi temporel à long terme. Pierre Duhem (1861-1916), physicien français, reprend par la suite les arguments de Hadamard. Les deux savants sont amis 153 et qui plus est, prennent un poste dans la même faculté des sciences de Bordeaux. Il ne faut donc pas s’étonner de retrouver de telles considérations chez Duhem. Dans son célèbre ouvrage, La théorie physique. Son objet, sa structure, de 1906, il consacre un chapitre à la "Déduction mathématique et la théorie physique". Duhem choisit d'illustrer le résultat d'Hadamard de façon plus imagée et "parlante" (il prend l'exemple d'un front de taureau, avec ses cornes, sesoreilles et les cols intermédiaires pour donner une image du type de surface étudiée) et, de manière encore plus radicale qu’Hadamard, en fait un "exemple de déduction mathématique à tout jamais inutilisable" 154 pour le physicien. Voici comment il argumente :

‘"Malgré cette complication, si l'on connaît avec une entière exactitude la position initiale d'un point matériel sur ce front de taureau et la direction de la vitesse initiale ; la ligne géodésique que ce point suivra dans son mouvement sera déterminée sans aucune ambiguïté […]
Il en sera tout autrement si les conditions initiales sont données non point mathématiquement, mais pratiquement ; la position initiale de notre point matériel sera non plus un point déterminé de la surface, mais un point quelconque pris à l'intérieur d'une petite tâche ; […] à nos données initiales pratiquement déterminées correspondra pour le géomètre une infinie multiplicité de données initiales différentes.
Imaginons que certaines de ces données géométriques correspondent à une ligne géodésique qui ne s'éloigne pas à l'infini […]. Parmi les données mathématiques innombrables qui correspondent aux mêmes données pratiques, il en est qui déterminent une géodésique s'éloignant indéfiniment de son point de départ […]
On aura beau augmenter la précision avec laquelle sont déterminées les données pratiques, rendre plus petite la tache où se trouve la position initiale du point matériel, resserrer le faisceau qui comprend la direction initiale de la vitesse, jamais la géodésique qui demeure à distance finie en tournant sans cesse autour de la corne droite ne pourra être débarrassée de ces compagnes infidèles qui, après avoir tourné comme elle autour de la même corne, s'écarteront indéfiniment […]
Si donc un point matériel est lancé sur la surface étudiée à partir d'une position géométriquement donnée, avec une vitesse géométriquement donnée, la déduction mathématique peut déterminer la trajectoire de ce point et dire si cette trajectoire s'éloigne ou non à l'infini. Mais, pour le physicien, cette déduction est à tout jamais inutilisable. Lorsqu'en effet les données ne sont plus connues géométriquement, mais sont déterminées par des procédés physiques, si précis qu'on le suppose, la question posée demeure et demeurera toujours sans réponse." 155

Les deux points de vue se rejoignent sur l’impossibilité pour un physicien de déduire le comportement asymptotique. Hadamard admet cependant qu’on peut suivre la trajectoire pendant un temps arbitraire à condition de réduire l’erreur sur les conditions initiales.

Hadamard tire d’autres conséquences à propos des questions de dynamique analogues des géodésiques, telles que la "stabilité du système du monde" : à cause de la cette sensibilité, "il importe de remarquer que l’un des principaux problèmes de la Mécanique Céleste [...] même sous son aspect théorique [...] cesserait d’avoir un sens" 156 . Poincaré ne relève pas cette conclusion dans son rapport.

En 1901, trois ans après son mémoire sur les géodésiques, Hadamard, dans une notice sur ses travaux, revient sur la classification des géodésiques et cette propriété.

‘"Par la démonstration de l’existence des géodésiques de la quatrième catégorie, on achève de répondre à la question posée. Cette question est la seule (non intégrale élémentairement) où une solution analogue à celle de M. Poincaré ait pu être obtenue. Il y a lieu d’espérer que ces deux résultats ouvriront la voie à la résolution de la question dans d’autres circonstances de plus en plus générales. ’ ‘D’autre part, deux conclusions ressortent de la discussion obtenue.’ ‘[...] Il faudra surtout admettre que l’allure des trajectoires peut dépendre de propriétés discontinues, arithmétiques, des constantes d’intégration.’ ‘En second lieu, et comme conséquence, des problèmes importants de Mécanique, tels que celui de la stabilité du système solaire, rentrent peut-être dans la catégorie des questions mal posées. Si, en effet, on substitue à la recherche de la stabilité du système solaire la question analogue relative aux géodésiques des surfaces dont nous avons parlé, on constate que toute trajectoire stable peut être transformée, par un changement infiniment petit dans les données initiales, en une trajectoire complètement instable, se perdant à l’infini [...] Or, dans les problèmes astronomiques, les données initiales ne sont jamais connues physiquement, c’est-à-dire avec une erreur que le perfectionnement des moyens d’observation peut diminuer, mais ne saurait annuler. Si petite qu’elle soit, cette erreur pourrait amener une perturbation totale et absolue dans le résultat cherché." 157

"Mal posé" est bien sûr le terme qui marque ce passage. Selon Hadamard, un problème est bien posé si la solution de l’équation dépend continûment des conditions initiales 158  : la dépendance en des propriétés discontinues, "arithmétiques", fait basculer un problème dans le "mal posé". Ce sont les mêmes critiques que Duhem reproduit et élargit dans la perspective du rapport des mathématiques à la physique.

Par ailleurs, il est étonnant de voir associer le terme "mal posé" à ces problèmes considérés comme "résolus". Mais ceci est compréhensible si on interprète "résolution" comme la classification et la distribution relative des trajectoires des géodésiques ici, des orbites du problème des trois corps là, plutôt que le calcul des solutions.

Cette terminologie est lourde de sens et de conséquences car les problèmes "mal posés" sont, dans l’esprit d’Hadamard et Duhem, les problèmes à écarter dans la physique mathématique. Du fait de la forte autorité scientifique (et institutionnelle) de ces deux scientifiques il y a fort à parier que ces questions ne susciteront pas de recherches avancées parmi les mathématiciens. Le travail de Hadamard est à la fois remarquable pour ce qu’il met en évidence (la sensibilité) et dommageable pour l’étude plus précise du problème. Nous tenons très certainement un facteur important de l’évolution des considérations sur la "sensibilité aux conditions initiales".

Notes
149.

[HADAMARD, J., 1898], p. 772-3 (en italique dans le texte).

150.

[POINCARE, H., 1897b], p. 590.

151.

On peut faire le rapprochement avec une autre remarque de Poincaré, dans les Méthodes Nouvelles. Après le travail d’analyse et de démonstration de l’existence des orbites doublement asymptotiques, il propose une "remarque" quant aux différences d’ordre d’apparition d’un ensemble de ces orbites pour t→-∞ et t→+∞ (cf. p. supra 58). Cette propriété signe une sorte de "sensibilité aux conditions initiales", mais ne figure dans son texte qu’à titre de remarque.

152.

[HADAMARD, J., 1898], p. 773.

153.

Hadamard évoque leur amitié dans [HADAMARD, J., 1927]. Duhem est entré à l’Ecole Normale Supérieure en 1882, Hadamard en 1884. Hadamard obtient un poste à Bordeaux en 1896, suivi une année après par Duhem.

154.

[DUHEM, P., 1906], p. 223. Aussi p. 225 "Une telle déduction mathématique est et restera toujours inutile au physicien". En définitive, dans ce chapitre de l’ouvrage, Duhem, à la différence d’Hadamard, appelle à construire des Mathématiques de l’à peu près, qui seraient à même de prendre en compte le caractère approximatif des mesures physiques pour opérer des déductions plus réalistes et "utilisables".

155.

[DUHEM, P., 1906], p. 213-228.

156.

[HADAMARD, J., 1898], p. 773.

157.

[HADAMARD, J., 1901a] (en italique dans le texte). Hadamard, dans ce retour sur ses travaux, montre une nouvelle fois sa proximité avec les conceptions de Poincaré (importance des solutions périodiques, du point de vue qualitatif).

158.

[BARROW-GREEN, J., 1997], p. 208-209.