L’ingénieur Henry Léauté

Dans la continuité de cette démarche mêlant qualitatif, géométrie et quantitatif, le cas des travaux de Henry Léauté doit être évoqué, même s’il ne se compare pas directement aux amples travaux mathématiques de Poincaré. Nous renvoyons à l’annexe où tous les détails sur ces travaux, absents de l’historiographie, sont donnés (p. 635).

Il s’agit d’abord d’une question technique, de Mécanique et de problèmes d’oscillations. Léauté se propose, en 1885, de concevoir une théorie des machines actionnées par moteur hydraulique. La vitesse fournie par ces machines est sujette à des oscillations et Léauté cherche à analyser les mécanismes d’oscillation afin de les réduire. Pour cela il introduit un diagramme plan, représentant l’état de la machine et analyse en quelque sorte l’"espace des phases" de la machine. Le coeur de l’analyse de Léauté est l’association qu’il fait entre une oscillation et un "cycle fermé" dans le diagramme ; l’évolution de l’état de la machine vers une oscillation correspond à un "cycle fermé limite", dans son vocabulaire.

Graphiquement, le rapprochement avec le "cycle limite" de Poincaré est aisé. Cependant l’origine de la terminologie de Léauté reste indéterminée. Le lien avec Poincaré est très tenu et ne peut être considéré comme une inspiration directe. Par ailleurs, Léauté utilise des raisonnements géométriques et des arguments qualitatifs mais ils ne sont pas du même ordre que ceux de Poincaré. Léauté vise d’abord une théorie donnant des moyens précis, pratiques, de résoudre le problème et utilise la géométrie pour faire des calculs approchés, dans le cas où ils sont impossibles autrement.

Néanmoins, il y a une certaine contemporanéité et quelques similarités entre ces travaux de Léauté et ceux de Poincaré. Ceci nous invite à ne pas négliger le poids de la technique dans les développements scientifiques. L’importance du travail de Léauté apparaîtra plusieurs années plus tard, lorsque le parallèle entre oscillation et "cycle limite" (de Poincaré), sera développé par Andronov en 1929. Le travail de Poincaré sera alors intégré à la question des oscillations, prolongeant en quelque sorte les idées de Léauté et de Poincaré, pour amorcer la théorie des oscillations non linéaires.

Malgré tout, il existe des différences de perception des résultats mathématiques parmi ce collège de savants. Le problème de la "sensibilité aux conditions initiales" illustre le mieux ces variations. Elle se présente chez Hadamard et Poincaré semble la reléguer au rang d’anecdote. Peut-être que le point de vue global n’est pas aussi aiguisé chez Hadamard que chez Poincaré, ce qui pourrait expliquer cette différence. Si les aspects très techniques des mathématiques de Poincaré sont bien reçus, faut-il considérer que la perspective d’une analyse globale l’est autant ? Si Poincaré nous semble très loin d’être un incompris, il convient de nuancer cette affirmation.

Enfin, pour ajouter à l’intrication de ces problématiques, on peut signaler qu’une notion de "sensibilité" très analogue à celle présentée ici se retrouve dans une réflexion plus philosophique de Poincaré sur un autre sujet, le hasard et les probabilités. D’emblée, le texte en question ("Le hasard", écrit en 1907) nous transporte dans un contexte élargi, non limité au cadre des mathématiques. L’historiographie n’a pas attiré suffisamment l’attention sur cette nécessité. En outre, la présentation de ces réflexions connexes illustrera les propos de D. Ruelle au sujet de Duhem, Hadamard et Poincaré, tout en nous montrant quelles nuances s’imposent.