Chapitre 2. Hasard, Déterminisme et Mécanique Statistique

Les distorsions concernant l’histoire des travaux de Poincaré découlent de leur retrait du contexte de la fin du XIXème siècle. Faire abstraction de ce contexte, c’est en même temps se condamner à ne pas comprendre ce qui se joue à ce moment là concernant l’histoire des sciences et du chaos en particulier. Selon notre thèse, au tournant du XXème siècle, des éléments essentiels, préliminaires aux développements du chaos au XXème siècle, se mettent en place. Les travaux mathématiques de Poincaré n’en sont qu’un aspect.

Pour éclairer cette problématique, ainsi que sa dynamique, il nous paraît judicieux de nous référer à la notion de themata , telle qu’elle a été définie par G. Holton 159 , car elle permet à la fois de mieux appréhender les questionnements et d’en saisir les enjeux profonds. Les themata essentiels sont d’abord les antinomiques hasard et déterminisme. Nous retrouverons ces thèmes à différents niveaux de l’investigation scientifique, sous diverses formes équivalentes, comme guide dans le choix des objets d’étude, des méthodes ou des orientations philosophiques et épistémologiques.

Le choix de ce couple hasard et déterminisme n’a rien d’étonnant si nous nous rappelons que le chaos est aussi appelé "chaos déterministe", terme construit par accolement de deux mots, dont le premier renvoie "traditionnellement" au désordre et à l’aléatoire. La pleine prise en compte et l’étude par les scientifiques de comportements possédant apparemment simultanément ces deux caractéristiques, couplées à l’instabilité, correspond aux débuts de l’ère de la théorie du chaos. Pour s’en donner un avant-goût, qui sera expliqué au chapitre 3, nous citerons deux extraits d’une introduction aux actes de la conférence Nonlinear Dynamics tenue en 1979 à New York, rédigée par Robert Helleman :

‘"Le principal sujet de cette conférence a été le comportement chaotique dont beaucoup de systèmes dynamiques non linéaires font montre ; je renvoie au comportement chaotique inhérent aux solutions de diverses équations déterministes du mouvement, et non au comportement chaotique obtenu par l’addition de sources externes de bruit. Ce comportement chaotique inhérent apparaît lorsque certaines orbites (ou solutions) ont une ‘dépendance extrêmement sensible en leurs conditions initiales’." 160

Et au sujet des systèmes non intégrables (dont le problème des trois corps fait partie, d’après la démonstration de Poincaré) :

‘"C’est parmi ces derniers systèmes que la mécanique statistique cherche - et trouve – des systèmes ergodiques, i.e., des systèmes (faiblement) chaotiques dans lesquels virtuellement toutes les orbites couvrent densément et uniformément la surface d’énergie constante. Le système non intégrable général, cependant, n’est pas globalement ergodique, mais a des régions chaotiques dans tout son espace de phases." 161

Bien avant cette période des années 1960-70, l’interrogation sur les rapports du hasard et du déterminisme s’engage au XIXème siècle. Les questionnements dans l’une et l’autre de ces périodes ont leurs caractéristiques propres ; il serait hâtif de rapprocher et comparer directement les deux. Mais ce sont bien les points communs entre les deux que nous allons mettre en avant pour expliquer notre histoire du chaos.

Dans les débats du XIXème que nous analyserons, il nous faudra en outre prendre en compte la place très importante de la Mécanique, analytique, rationnelle et céleste. Elle s’est illustrée à travers Poincaré (problème des trois corps et Mécanique céleste), Hadamard (géodésiques et dynamique), Andrade, Chazy et Léauté. Ces exemples montrent les multiples facettes d’une activité très mathématisée mais dont l’influence dépasse le strict cadre mathématique. En effet, la place de la Mécanique dans la philosophie scientifique, comme dans les débats philosophiques du XIXème est importante. La pensée mécaniste et son compagnon, le déterminisme, occupent ce vaste terrain.

Nous allons montrer que la fin du XIXème siècle voit l’émergence et le développement de plusieurs champs de la science mettant directement en question le hasard et le déterminisme. Les philosophes prennent part aux débats, élargissant les réflexions aux questions de libre arbitre ou à celle de la Vie. Les débats, qu’on peut faire remonter à Laplace au début du XIXème siècle, prennent une tournure particulière à la fin du XIXème siècle, au croisement de la Mécanique statistique naissante, des questions de probabilités (en mathématique et en physique) et des théories des équations différentielles, liées à des questions de dynamique. Nous allons montrer de cette manière que la fin du XIXème siècle, avec la remise en question d’une conception mécaniste de la science, est un "moment" d’origine.

Le point central de ce chapitre, consacré à la fin du XIXème siècle, est bien la remise en question de ce paradigme, comme résultat de la confrontation avec deux problèmes : la question de la "sensibilité aux conditions initiales", dont le cadre déborde très largement les mathématiques d’Hadamard et Poincaré, et la thermodynamique, qui conduira aux débats sur la Mécanique statistique.

Nous étions cantonnés, jusqu’à présent, à l’environnement scientifique proche de la pensée mathématique de Poincaré. Nous entreprenons maintenant de dresser un panorama plus étendu du contexte scientifique et philosophique, en partant des réflexions du même Poincaré. Si il est un mathématicien reconnu, il a développé une réflexion philosophique et épistémologique également originale, à propos des sujets qui posent véritablement questions au tournant du XXème siècle. Son texte "Le hasard" mérite une attention toute particulière.

Poincaré n’est évidemment pas le seul. Le mécanicien Boussinesq lance vers 1878 un débat philosophique important au sujet du déterminisme. Nous verrons comment il a évolué et se trouve au carrefour de multiples discussions. Maxwell et Boltzmann ont contribué pour leur part à interroger les limites de la Mécanique en rapport avec la méthode "statistique". Si les probabilités interviennent au cœur des débats en association avec des questions d’instabilités, sous l’impulsion des considérations de théorie cinétique des gaz et de Mécanique statistique, nous nous attacherons à montrer comment une vision très "statistique" ("fréquentiste") se met en place. Les bouleversements conceptuels sont considérables et heurtent le mécanisme triomphant de la fin d’un XIXème siècle.

A travers ces débats multiples se posent plusieurs questions nouvelles, sur le plan scientifique et philosophique, auxquelles les savants donnent des réponses variées. La question des instabilités, la place des probabilités en physique (et leur définition), la définition d’une notion d’ergodicité, sont au cœur des problématiques. Ces questions, ces réponses et leur évolution au XXème siècle, constituent une partie essentielle de l’histoire des conceptions scientifiques du chaos.

Notes
159.

Nous renvoyons à la note 27 plus complète (p. 28).

160.

"The main subject of this conference was the chaotic behavior exhibited by many nonlinear dynamical systems; I am referring to the chaotic behavior inherent in the solutions of various deterministic equations of motion, and not to chaotic behaviour obtained by adding external noise sources. This inherent chaotic behavior arises when some orbits (or solutions) have an extremely ‘sensitive dependence on their initial conditions’", [HELLEMAN, R.H.G., 1980a], p. ix (en italique dans le texte).

161.

"It is among the latter systems that statistical mechanicians search for – and find – ergodic systems, i.e., (weakly) chaotic systems in which virtually every orbit covers the surface of constant energy densely and uniformly. The general nonintegrable system, however, is not (globally) ergodic, but has chaotic regions throughout its phase space.", [HELLEMAN, R.H.G., 1980a], p. ix (en italique dans le texte).