Les leçons de "Le hasard"

Le texte de Poincaré est intéressant car il renouvelle l’analyse de Laplace, l’approfondit en reprenant des exemples et des arguments de son temps. Il réévalue la notion de hasard dans ses rapports au déterminisme, avec deux propositions de causes "très petites" et causes "très complexes". Il donne même les points qu’il reste à élucider dans ses propositions : par exemple, le hasard ainsi défini, est-il objectif 170  ?

On peut interpréter les propositions en disant que, pour lui, le hasard est le fait de notre incapacité à prédire et qu’au fond des choses, ontologiquement si l’on veut, le monde est déterminé et il n’existe pas de hasard. Il légitime le calcul des probabilités dans les deux cas analysés grâce à des propriétés mathématiques mises en évidence dans des situations idéalisées (roulette, battage des cartes...). De manière générale, il s’appuie sur de nombreux points de mathématiques des probabilités, de théorie cinétique des gaz, d’instabilité, et de philosophie, relatifs au déterminisme.

Pour abonder dans ce sens, on peut ajouter que Poincaré propose une alternative à l’explication du "très complexe" comme absence d’invariance dans le phénomène observé. Dans le cas d’un processus de mélange (de cartes, de fluide, par exemple), il associe le "très complexe" avec l’uniformité du mélange final. Poincaré souligne que cette uniformité est le résultat de l’infirmité de nos sens et de la puissance limitée de nos instruments ; "si la théorie cinétique est vraie", le mélange devrait être plus subtil que ce que nous révèle nos observations, humaines, limitées. Poincaré s’appuie, en outre, sur les observations de Léon Gouy sur le mouvement brownien pour faire remarquer que le microscope révèle déjà quelques unes de ces subtilités 171 .

Cette limitation de notre connaissance fait écho à l’idée selon laquelle nous ne pouvons connaître la "situation initiale qu’approximativement" 172 . Le "très complexe", et le "très petit" également, renvoient donc au dépassement de nos capacités humaines. En un sens, la pensée de Poincaré n’est pas très éloignée de celle de Laplace : à l’ignorance des lois de la nature, Poincaré propose de substituer notre incapacité, humaine, à ne pas voir les subtilités dans les conditions initiales (trop petites) ou l’hétérogénéité sous l’uniformité. Au fond, il suggère de retenir cette définition du hasard : un phénomène (déterminé, comme tous les phénomènes) qu’il nous est impossible de prédire et qui nous apparaît donc "comme fortuit".

La pensée de Poincaré est plurielle et complexe car elle offre des alternatives, alors que Laplace renvoyait une image figée, enfermée du déterminisme et du hasard. Pour appréhender tous les ressorts du texte de Poincaré il faut le rapporter au riche contexte de débats philosophiques et scientifiques de la fin du XIXème siècle.

Notes
170.

En effet, les notions de "très petit" ou de "très complexe" n’ont qu’une signification relative. Poincaré justifie la notion de "très petit" par l’argument suivant : "Une différence est très petite, un intervalle est très petit, lorsque dans les limites de cet intervalle, la probabilité reste sensiblement constante. Et pourquoi cette probabilité peut-elle être regardée comme constante dans un petit intervalle ? C’est parce que nous admettons que la loi de probabilité est représentée par une courbe continue", [POINCARE, H., 1907], p. 154.

171.

Ibid., p. 153. "Il n’y a pas de chance pour qu’aucun homme discerne jamais la variété infinie qui, si la théorie cinétique est vraie, se dissimule sous l’apparence uniforme d’un gaz. Et cependant, si on adopte les idées de Gouy sur le mouvement brownien, le microscope ne semble-t-il pas sur le point de nous montrer quelque chose d’analogue ?". Nous renvoyons à notre paragraphe consacré à la question du mouvement brownien, p. 133.

172.

Dans le paragraphe "Une cause très petite…", [POINCARE, H., 1907], p. 138 (en italique dans le texte).