Déterminisme et mathématiques des équations différentielles

Le rapprochement entre mathématiques et déterminisme est d’abord le fait de Laplace. En effet, le déterminisme de Laplace trouve son inspiration dans l’archétype des lois de la nature, la gravitation selon Newton, exprimée en terme d’équations différentielles. Il faut pourtant nuancer cette affirmation. Rappelons au préalable le passage écrit par Laplace, considéré depuis comme la base de la doctrine du déterminisme laplacien :

"Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’Analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux." 174

D’une connaissance de la situation présente, le "démon" de Laplace extrapolerait à tout le passé et l’avenir, en sous-entendant qu’ils sont uniques. Là s’arrête la comparaison avec le monde des équations différentielles. En effet, il faut souligner qu’à cette époque, aucun théorème d’existence de solution des équations différentielles n’est encore connu 175 . Le parallèle entre les doctrines métaphysiques et les mathématiques doit être manié avec précaution. Il nous paraît cependant légitime de considérer, avec R. Thom, que Laplace a eu une intuition du résultat mathématique, qu’il aurait bien pu considérer comme une évidence 176 .

De là vient la "crise" des solutions singulières, entamée dès 1806 avec un mémoire de D.S. Poisson 177 portant sur les solutions des équations différentielles. En présence d’une intégrale singulière, l’unicité du mouvement, de la solution, est perdue. Poisson affirme qu’il y a une difficulté avec le déterminisme absolu :

‘"Le mouvement, dans l’espace, d’un corps soumis à l’action d’une force donnée, et partant d’une position et d’une vitesse aussi données, doit être absolument déterminé. C’est donc une sorte de paradoxe, que les équations différentielles dont le mouvement dépend puissent être satisfaites par plusieurs solutions." 178

Comme G. Israël le constate, Poisson dénote un paradoxe, vite oublié : dans son Traité de mécanique 179 , il prétexte une impossibilité des forces naturelles à engendrer des solutions singulières pour éluder le paradoxe.

Notes
174.

[LAPLACE, P-S., 1820], p. vi-vii : le texte est tiré de l’introduction de la troisième édition du traité, mais n’a pas subi de changements significatifs. Les mêmes termes sont employés en 1814 dans son Essai philosophique sur les probabilités et dans un autre chapitre, l’"analyse des hasards", 40 ans plus tôt ([DAHAN, A., CHABERT, J-L., CHEMLA, K., 1992], p. 372).

175.

En outre, le célèbre théorème de Cauchy relatif à cette question fournit (trente ans plus tard), sous certaines conditions seulement, l’existence et l’unicité de solutions, avec une caractéristique : l’existence de telles solutions est assurée seulement localement.

176.

Nous rejoignons les thèses d’Israël à ce sujet, dans [DAHAN, A., CHABERT, J-L., CHEMLA, K., 1992]. Le constat dressé par R. Thom apparaît dans l’introduction de la réédition de l’œuvre de Laplace [LAPLACE, P.S., 1986].

177.

Siméon Denis Poisson (1781-1840), mathématicien, physicien français. Ces premiers travaux portent justement sur les équations différentielles ordinaires et équations aux dérivées partielles, en relation avec les problèmes de la physique.

178.

[POISSON, S.-D., 1806], p. 106. (En italique dans le texte).

179.

[POISSON, S.-D., 1833], cité dans [DAHAN, A., CHABERT, J-L., CHEMLA, K., 1992], p. 263.