"Conciliation du véritable déterminisme mécanique avec l’existence de la vie et de la liberté morale" (1878)

Le débat sur le déterminisme prend une grande ampleur avec la réflexion du physico-mathématicien J. Boussinesq 180 , un contemporain de Poincaré, dans un mémoire intitulé "Conciliation du véritable déterminisme mécanique avec l’existence de la vie et de la liberté morale", en 1878 181 . Boussinesq l’affiche, le "véritable déterminisme" s’identifie au déterminisme mathématique des équations différentielles de la Mécanique. Sans y faire référence explicitement, le théorème d’existence et d’unicité des solutions est bien présent à son esprit. Ce que propose Boussinesq en 1878, c’est de réhabiliter les solutions singulières apparaissant dans l’intégration des équations différentielles. Il a connaissance des idées de Poisson, par ses propres recherches, et souligne que personne n’a attiré l’attention sur ce sujet depuis 1806.

Avant tout Boussinesq cherche à condamner les principes vitalistes et pour cela il se sert habilement des solutions singulières. Il sépare les phénomènes en deux classes. D’une part, les mouvements régis par les équations différentielles, sans solution singulière, correspondent au monde inanimé. D’autre part, les phénomènes qui présentent la pathologie, la possibilité d’indétermination et de non unicité de la solution, la tendance à la bifurcation, représentent les phénomènes de la vie. Boussinesq tire donc parti d’une propriété mathématique des équations différentielles pour échafauder un principe de l’ordre de la métaphysique. On peut dégager deux influences dans les pensées de Boussinesq, clairement assumées par l’auteur. Claude Bernard (1813-1878) en premier lieu, dont la discussion sur le déterminisme est bien connue. L’esprit de Bernard hante tout le mémoire, depuis le vocabulaire et les notions utilisées jusqu’à l’ambition de défendre le déterminisme et d’anéantir toutes les images vitalistes 182 . Boussinesq reprend partiellement les notions de "forces exécutives" et "forces directrices" définies par Bernard 183  pour construire un "principe directeur". Selon lui, quand apparaît une bifurcation, un "principe directeur", c’est-à-dire le libre choix du système animé, entre en jeu pour choisir la direction à suivre, indépendamment des lois mécaniques du processus.

Si l’objectif premier de Boussinesq est d’opérer la séparation entre vie et phénomène inanimé, ses vues s’étendent au-delà de cette distinction 184 . Son ambition est de produire une défense du déterminisme absolu (sur le monde inanimé tout au moins), sujet à diverses attaques. Il entend, par exemple, résoudre la contradiction entre l’irréversibilité apparente du monde et la réversibilité des lois mécaniques. Boussinesq cite une réflexion de Philippe Breton, ingénieur, publiée dans un opuscule intitulé La réversion ou le monde à l’envers en 1876, dans lequel l’ingénieur fait usage de l’argument suivant : d’après les équations de la Mécanique, un renversement des vitesses de tous les atomes de l’univers produirait un mouvement exactement inverse de celui que nous connaissons, procédant à un retour vers les origines 185 . L’ingénieur utilise cette idée contre le déterminisme mécanique absolu et plaide en faveur de la recherche de nouvelles lois. Boussinesq lui rétorque que le monde inanimé se satisfait bien de la réversibilité des lois mécaniques. Pour le monde animé il existe une possibilité d’avoir des solutions singulières, donc des bifurcations (des "lieux de bifurcations" pour reprendre ses termes) et il n’y a donc "pas lieu d’admettre, comme théoriquement possible, la réversion depuis une poire pourrie jusqu’au bourgeon à fruit d’un poirier" 186 .

Les paragraphes 19 et 20, intitulés "Les principes généraux de la mécanique paraissent ne permettre l’existence d’intégrales singulières que pour des modes particuliers d’état initial" et "Ces modes d’état initial ne sont autre chose que les conditions matérielles de la vie", sont également très intéressants. Boussinesq annonce ici que seules des conditions initiales exceptionnelles assurent l’existence d’intégrales singulières et par là le phénomène de vie :

‘"[...] les circonstances d’état initial compatibles avec l’existence de solutions singulières paraissent assez spéciales pour n’avoir qu’une probabilité pratiquement nulle de se produire fortuitement. Elles sont peut-être aussi impossibles à réaliser d’une manière artificielle, sinon plus, qu’il l’est de faire tenir sans appui un cône sur sa pointe." 187

De telles affirmations s’appuient sur des analyses de systèmes physico-chimiques, dans lesquelles la question de l’équilibre instable fait figure d’archétype de solution singulière. Instabilité et singularité sont les deux notions qui reviennent constamment dans le propos de Boussinesq.

Il existe plusieurs points communs avec le texte de Poincaré, malgré les différences de ton et de point de vue. Les deux discours sont axés sur une défense du déterminisme 188  ; cependant, l’un cherche une conciliation avec la vie, l’autre avec le hasard. On aura relevé que l’exemple du cône en équilibre illustre la notion d’équilibre instable, de la même manière que chez Poincaré. Néanmoins, les exemples ne servent pas les mêmes discours, ni de manière identique, puisque Poincaré propose de débattre d’une vision du déterminisme alors que Boussinesq impose la sienne. L’équilibre instable ou les "causes très petites" se retrouvent également dans la notion de "travail décrochant" de Saint-Venant 189  : selon ce dernier, en termes mécaniques, un choix se réduit à un très petit travail (au sens de la physique), que la nature a pu réussir à annuler dans les organismes animés 190 . C’est un point à rapprocher du "principe directeur" de Boussinesq.

Notes
180.

Joseph Boussinesq (1842-1929), savant français, spécialiste de mécanique et physique mathématique.

181.

Le mémoire est publié dans [BOUSSINESQ, J., 1878]. Une note à l’Académie des Sciences a été publiée deux années auparavant, sur le même thème [BOUSSINESQ, J., 1877] : elle est présentée par Saint-Venant. Boussinesq complète son mémoire en 1879, dans [BOUSSINESQ, J., 1879].

182.

Boussinesq cite, en avant-propos de son mémoire, l’ouvrage célèbre Introduction à la médecine expérimentale, en 1865, dans lequel Cl. Bernard prône une version métaphysique du déterminisme : "Il faut admettre comme un axiome expérimental que chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions de l’existence de tout phénomène sont déterminées d’une manière absolue. Ce qui veut dire en d’autres termes que la condition d’un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement à la volonté de l’expérimentateur. La négation de cette proposition ne serait rien d’autre chose que la négation de la science même. En effet, la science n’étant que le déterminé et le déterminable, on doit forcément admettre comme axiome que dans des conditions identiques tout phénomène est identique et qu’aussitôt que les conditions ne sont plus les mêmes le phénomène cesse d’être identique.", [BERNARD, Cl., 1865], p. 115-116.

183.

"Il n’y a en réalité, qu’une physique, qu’une chimie et qu’une mécanique générales, dans lesquelles rentrent toutes les manifestations phénoménales de la nature, aussi bien celles des corps vivants que celles des corps bruts. Il n’apparaît pas, en un mot, dans l’être vivant, un seul phénomène qui ne retrouve ses lois en dehors de lui. De sorte qu’on pourrait dire que toutes les manifestations de la vie se composent de phénomènes empruntés, quant à leur nature, au monde cosmique extérieur, mais seulement manifestés sous des formes ou dans des arrangements particuliers à la matière organisée, et à l’aide d’instruments physiologiques spéciaux [...] Je pourrais encore exprimer l’idée qui précède, en disant que, dans les corps vivants, les forces directrices ou évolutives sont morphologiquement vitales, tandis que leurs forces exécutives sont les mêmes que dans les corps bruts [...] La morphologie organique caractérise donc l’être vivant ; mais cette loi morphologique, qui donne naissance à la matière organisée, est servie, cependant, par les forces physico-chimiques générales.", Citation de [BERNARD, Cl., 1867], p. 223, reprise par Boussinesq dans son avant-propos [BOUSSINESQ, J., 1878] (nous mettons en évidence).

"Les sciences modernes, en admettant le déterminisme, en font la condition même de la liberté, ce qui distingue radicalement le déterminisme du fatalisme. En effet, l’acte libre ne peut exister que dans la période directrice du phénomène ; mais, une fois dans la période exécutive, le déterminisme doit être absolu, pour que la liberté en découle nécessairement.", Ibid., p. 233.

184.

Les analyses produites par les auteurs déjà mentionnés se résument à la discussion de cette conciliation. Cependant, il nous est apparu que le mémoire aborde tout un panel de problèmes que Boussinesq lie à cette question. Il nous intéresse de détailler ces points du fait de leur ressemblance avec certains points de la réflexion menée par Poincaré.

185.

L’argument est très proche des débats de la cinétique des gaz, notamment le paradoxe de réversibilité de Loschmidt. Ces considérations sont discutées plus loin, p. 106.

186.

[BOUSSINESQ, J, 1878], p. 86-87. Le chapitre 15 est consacré à la question de la réversibilité et du problème de dissipation de l’énergie.

187.

[BOUSSINESQ, J., 1878], p. 113-114.

188.

La remarque de Poincaré selon laquelle "nous sommes devenus des déterministes absolus, et ceux mêmes qui veulent réserver les droits du libre arbitre humain laissent du moins le déterminisme régner sans partage dans le monde inorganique" ([POINCARE, H., 1907], paragraphe I) est plus qu’une vague allusion à Boussinesq et Cl. Bernard.

189.

[SAINT-VENANT, A.J.C.B. de, 1877]. Adhémar Jean Claude Barré de Saint-Venant (1797-1886), mathématicien, physicien français. Il est connu pour ses théories de l’élasticité et d’autres travaux en mécanique (il est élu à l’Académie des Sciences en Mécanique en 1868, en remplacement de Poncelet) et mécanique des fluides.

190.

En d’autres termes, l’effet mécanique d’un choix, c’est-à-dire le processus cérébral qui préside à un choix, nécessite un travail (mécanique) très faible. La note est rédigée en complément de la première note de Boussinesq, en 1877 : [SAINT-VENANT, A.J.C.B., 1877] et [BOUSSINESQ, J., 1877].