Les débats philosophiques

Nous pouvons étayer ces remarques à travers la participation de différents philosophes à ces réflexions sur le déterminisme. Le philosophe du nom de Paul Janet a écrit la préface à l’opuscule de Boussinesq et cherche à valoriser la réflexion de Boussinesq. Selon Janet, il revient aux mathématiciens de lever une difficulté amenée par les mathématiques dans la question du déterminisme. La préface élogieuse témoigne du vif intérêt des philosophes pour la solution avancée par Boussinesq, comme de la très bonne compréhension des arguments du mathématicien.

De manière plus révélatrice, un sondage dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger dans les années 1876-1900 191 suffit à montrer l’ampleur que prend cette discussion du libre arbitre, de la vie et leur conciliation avec le déterminisme. A. Fouillée, Ch. Renouvier, E. Naville, J. Delboeuf, A. Darlu, pour ne citer que ces quelques philosophes, s’engagent dans le débat. La liberté et le déterminisme, écrit par Fouillée 192 , est le plus discuté (la première édition date de 1872). La réflexion réserve un chapitre à "l’indéterminisme mécanique" dont la base "scientifique" est justement constituée des idées de Boussinesq, Saint-Venant et Cournot 193 . Cournot s’était engagé à proposer une conciliation du déterminisme et de la liberté, vers 1840 194 , prenant appui sur un "pouvoir directeur" 195 .

Les réflexions de Fouillée sur l’indéterminisme mécanique ne présentent que peu de nouveautés par rapport aux idées précédentes (il s’agit davantage d’une synthèse des considérations connues à l’époque) mais montre le débat suscité par ces thèses. L’édition de 1890 explique les divergences d’opinion entre les philosophes E. Naville, Ch. Renouvier ou encore Tannery 196 . Pour ne citer qu’un passage, nous sélectionnons un commentaire des idées de Boussinesq et Saint-Venant, faisant suite à une longue discussion des problèmes posés par l’accord entre le principe physique de conservation de l’énergie et le "changement de direction d’un mouvement dans l’espace, sans création de force", autre dénomination du "pouvoir directeur" :

‘"[...] changer la direction d’un mouvement sans mouvement antécédent et par l’intervention d’une force supérieure ne serait chose possible que s’il y avait un moment d’équilibre et d’indétermination. Il faut préalablement que la balance soit en équilibre et que l’ensemble des forces qui agissent sur elle aboutisse à cet équilibre, à cette bifurcation des voies qui fait que la balance peut également s’incliner à droite ou à gauche [...] Mathématiquement, un cône peut se tenir sur sa pointe ; physiquement, non, parce qu’il y a toujours, d’un côté ou de l’autre quelque différence qui rompt l’équilibre. [...] Dira-t-on que la force mécanique qui rompt l’équilibre peut-être infiniment petite ou même égale à zéro ? – C’est l’hypothèse de Cournot et de M. de Saint-Venant [...]" 197

Que nous prouvent ces arguments ? De manière très claire il apparaît que, sur le terrain philosophique, le déterminisme est beaucoup discuté depuis le mémoire de Boussinesq. On notera la grande réactivité du milieu philosophe à la problématique et la culture scientifique dont ces philosophes témoignent (les idées de Boussinesq sont visiblement bien comprises). Ces réflexions n’ont certainement pas échappé à Poincaré, lui-même philosophe et mathématicien, et placent "Le hasard" dans une période agitée philosophiquement. Les réflexions du britannique J.C. Maxwell, dans les mêmes années, montrent qu’il ne s’agit pas d’une préoccupation exclusivement française.

Notes
191.

Dans la série de revues 1878-1900, il n’est quasiment pas une année sans qu’une note, un article ou un débat ne soit publié à ce sujet. Les années précédentes (1876 étant la première année de publication de la revue) ne consacrent aucun article : 1878 est un tournant, ce dont on ne s’étonnera pas, puisqu’il s’agit de l’année de publication du mémoire de Boussinesq.

192.

Alfred Fouillée (1838-1912), philosophe français. Nous avons consulté la troisième édition du traité : [FOUILLEE, A., 1890].

193.

Antoine Augustin Cournot (1801-1877), mathématicien français (probabilité, économie mathématique). Les arguments de Cournot sont également évoqués dans le traité de Boussinesq. Cournot, en effet, fut le premier après Poisson à tenter de trouver une solution à la question des solutions singulières. Cournot raisonne sur ces présupposés : les équations différentielles reflètent le monde tel qu’il est ; les faits physiques sont déterminés, il faut donc que les solutions singulières soient artificielles, un "paradoxe" comme l’a dit Poisson, quelque chose dont il faut se débarrasser. En ce sens, Cournot apporte peu à ce débat.

194.

[COURNOT, A.A., 1841]. Pour quelques explications supplémentaires, on peut consulter l’article de G. Israël dans [DAHAN, A., CHABERT, J-L., CHEMLA, K., 1992], p. 263-264.

195.

En substance, l’homme peut réduire le travail nécessaire à l’exécution d’une tâche (par une machine par exemple). En passant à la limite infinitésimale, Cournot imagine ce travail réduit à zéro. Le pouvoir directeur oriente le phénomène en imprimant une direction et en s’ajoutant à l’effet des forces physiques. Ce pouvoir à une double postérité : le travail décrochant de Saint-Venant et, antérieurement, la réflexion de Cl. Bernard.

196.

Le philosophe Ernest Naville (1816-1909) est notamment l’auteur d’un ouvrage sur Le Libre arbitre : étude philosophique en 1898 [NAVILLE, E., 1898], incluant sa réflexion en rapport avec le déterminisme. Des deux frères Tannery, Jules (1848-1910) et Paul (1843-1904) il n’est pas précisé duquel il s’agit précisément. On notera cependant que Jules est le mathématicien (dont la spécialité est le calcul différentiel et intégral), Paul le philosophe (connaisseur de l’histoire des mathématiques et certainement tenu au courant des grands développements mathématiques par son frère).

197.

[FOUILLEE, A., 1890], p. 142-143.