c. Maxwell et le déterminisme

En 1873, Maxwell a rédigé un essai intitulé "Est-ce que le progrès de la science physique tend à donner un avantage à l’opinion de nécessité (ou déterminisme) sur celui de la contingence des évènements et le libre arbitre ?" 198 . Il est tout à fait naturel de rapprocher cette réflexion des réflexions philosophiques précédentes et des textes de Boussinesq et Poincaré. Maxwell est plutôt tourné vers des considérations de théorie cinétique des gaz et sa méthode statistique, mais il aborde, dans ce cadre, la question de la stabilité. Pour Maxwell, un phénomène est dit stable si une variation infinitésimale de l’état présent n’affecte que de manière infinitésimale l’état futur. Pour signifier le rapport aux questions sur le déterminisme, il affirme :

‘"Il est manifeste que l’existence de conditions instables rend impossible toute prédiction des évènements futurs, si notre connaissance de l’état présent est seulement approchée, et non précise. ’ ‘Le Professeur Balfour Stewart a bien noté que la stabilité physique est la caractéristique des systèmes dont la contemplation sert de base aux arguments des déterministes [...] et l’instabilité morale celle des âmes, qui fournissent à la conscience la conviction de libre arbitre." 199

Maxwell illustre la stabilité par des exemples de la physique : ce sont les grands phénomènes du Système Solaire, suivant les lois élémentaires de la Dynamique. Quant aux phénomènes instables, ils sont plus compliqués, d’après Maxwell, mais ont des points communs :

‘"[…] le système a une grande quantité d’énergie potentielle, qui est susceptible d’être transformée en mouvement, mais qui ne peut pas commencer à l’être avant que le système soit parvenu à une certaine configuration, qui nécessite une dépense de travail pour être atteinte, qui, dans certains cas, peut être infiniment petite et, en général, n’a pas de proportion commune avec l’énergie libérée en conséquence. Par exemple, le rocher lâché par le gel et en balance sur un point singulier de la montagne [...]. Tous les grands résultats produits par les entreprises humaines dépendent de l’avantage pris sur ces états singuliers, lorsqu’ils surviennent. " 200

Ainsi, la réflexion de Maxwell se rapproche singulièrement du "travail décrochant" de Saint-Venant, des idées de Boussinesq et Poincaré. Les conclusions de Maxwell sont un appel à une prise en compte plus étendue des phénomènes singuliers et instables, comme parade à un déterminisme qu’il juge dominant dans les conceptions scientifiques :

‘"Il apparaît alors que dans notre propre nature il y a plus de points singuliers [...] qu’il n’y en a dans les niveaux moins organisés. Mais les points singuliers sont, par leur nature, isolés, et ne forment pas une fraction appréciable dans l’écoulement de notre existence. Ainsi des prédictions des conduites humaines peuvent être faites dans beaucoup de cas. Premièrement pour celles qui n’ont pas de caractéristiques particulières et considérées en particulier en grand nombre, selon la méthode statistique. [...]’ ‘Si, en conséquence, ceux qui cultivent la science physique [...] sont conduits dans la poursuite des arcanes de la science, à l’étude des singularités et instabilités, plutôt qu’aux continuités et stabilités des choses, la promotion d’une connaissance naturelle pourrait tendre à réparer le préjudice en faveur du déterminisme [...]" 201

Selon lui, l’"homme pragmatique" doit donc renoncer à un certain déterminisme construit sur l’idée de "mêmes causes, mêmes effets" 202 . Les données des débats de la fin du XIXème sont déjà partiellement exprimées dans l’exposé de Maxwell. Au regard de cette réflexion, "Le hasard" fait figure d’actualisation, une trentaine d’années après, servie par un mathématicien-physicien, spécialiste de calcul des probabilités, de mécanique et théorie cinétique des gaz.

Notes
198.

"Does the progress of physical science tend to give any advantage to the opinion of necessity (or determinism) over that of the contingency of events and the freedom of will?", [MAXWELL, J.C., 1873].

199.

"It is manifest that the existence of unstable conditions renders impossible the prediction of future events, if our knowledge of the present state is only approximate, and not accurate. It has been well pointed out by Professor Balfour Stewart that physical stability is the characteristic of those systems from the contemplation of which determinists draw their arguments […] and moral instability that of those developable souls, which furnish to consciousness the conviction of free will. ", [MAXWELL, J.C., 1873], p. 440.

200.

"[…] the system has a quantity of potential energy, which is capable of being transformed into motion, but which cannot begin to be so transformed till the system has reached a certain configuration, to attain which requires an expenditure of work, which in certain cases may be infinitesimally small, and in general bears no definite proportion to the energy developed in consequence thereof. For example, the rock loosed by frost and balanced on a singular point of the mountain-side […].", [MAXWELL, J.C., 1873], p. 443.

201.

"It appears then that in our own nature there are more singular points […] than there are in any lower organisation. But singular points are by their very nature isolated, and form no appreciable fraction of the continuous course of our existence. Hence predictions of human conduct may be made in many cases. First, with respect to those who have no character at all, especially when considered in crowds, after the statistical method. […] If, therefore, those cultivators of physical science […] are led in pursuit of the arcane of science to the study of the singularities and instabilities, rather than the continuities and stabilities of things, the promotion of natural knowledge may tend to remove that prejudice in favour of determinism […].", [MAXWELL, J.C., 1873], p. 440.

202.

[BRUSH, S.G., 1986], p. 591. Les positions de Maxwell sont en fait très difficiles à cerner, car très fluctuantes d’un indice à l’autre. Si dans l’ensemble il adhère à une conception statistique, le rapport à l’indéterminisme dans les phénomènes physiques n’est pas tout à fait clair. Dans l’article "Atom" écrit pour l’Enclyclopédie Britannica, Maxwell écrit par exemple : "the constancy and uniformity of the properties of the gaseous medium is the direct result of the inconceivable irregularity of the motion of agitation of its molecules.". Cité dans [BRUSH, S.G., 1986], p. 592. Pour d’autres indices allant dans ce sens, et dans le sens opposé, consulter [BRUSH, S.G., 1986], p. 591-3.