Déterminisme et probabilités

Les débats sont centrés, implicitement, sur la question de la place des probabilités ou des statistiques dans la physique, ainsi que la légitimation de ces démarches. La justification du point de vue statistique, selon Maxwell, est fondée sur deux constats : le nombre de molécules à gérer est trop grand et il n’y a aucun moyen pratique permettant de suivre la trajectoire de chaque molécule individuellement. Le Démon de Maxwell rappelle également les idées de Laplace et son "Intelligence qui [...] connaîtrait toutes les forces dont la Nature est animée..." 216 . Cette dernière remarque n’a rien d’anecdotique, si l’on se souvient que Laplace en faisait une légitimation du calcul des probabilités. On peut interpréter le débat de fond auquel Maxwell et Boltzmann participent, en disant que l’enjeu est de savoir quel statut donner à ces probabilités fraîchement importées en physique. Doit-on se limiter à penser que c’est un moyen commode pour résoudre les problèmes de thermodynamique ?

Parallèlement, c’est le mode de connaissance du monde qui est en jeu. En suivant Maxwell et son "Démon", l’application de la méthode statistique résulte de notre incapacité à préciser les mouvements moléculaires. Cette faiblesse dans notre connaissance est-elle passagère ou doit-on considérer qu’elle est fondamentale ? Notre mode de connaissance du monde ne pourrait-il pas être irrémédiablement probabiliste ? Il est souvent difficile de positionner Maxwell sur cette alternative. Ses affirmations de jeunesse étaient franchement en faveur d’un probabilisme ; avec la méthode statistique et sa justification, Maxwell les fait oublier, au profit d’une position de statisticien. Maxwell est aussi un critique du déterminisme absolu en 1873, mais ne renonce pas à un monde déterministe 217 . Nous pouvons, sur ce point, renvoyer à "Le hasard" de Poincaré, dont la préférence irait également à une perspective statistique.

Les positions de Boltzmann sont différentes. Son travail montre d’abord que le point de vue statistique est consensuel. Il ne contraint ni à une position résolument mécaniste, ni à son contraire, une posture fondamentalement probabiliste. Par contre, Boltzmann a repris les idées de Maxwell statisticien, pour construire un édifice avec une facette beaucoup plus probabiliste : la formule S=k.log W et son interprétation probabiliste font fi de la prudence de Maxwell. Dans un contexte où la philosophie déterministe règne, les conceptions de Boltzmann choquent, alors que les méthodes statistiques s’en accommodent. En ce sens, Boltzmann va plus loin que Maxwell. Les conceptions de Boltzmann, après avoir précipité les idées de Maxwell, sont en train d’ébranler tout l’édifice de la physique du XIXème siècle, qui était fondé sur des principes exclusivement déterministes.

Notes
216.

[LAPLACE, P.S., 1820], p. vi-vii, cité au sujet du texte "Le hasard", p. 83 et p. 88.

217.

Dans son texte de 1873 (présenté p. 95) Maxwell distingue en fait deux types de connaissances : " [...] I think the most important effect of molecular science on our way of thinking will be that it forces on our attention the distinction between two kinds of knowledge, which we may call for convenience the Dynamical and Statistical.", [MAXWELL, J.C., 1973], p. 438. Selon Maxwell, la statistique s’occupe des phénomènes de grands nombres et la dynamique des phénomènes individualisés. On retrouve en parallèle aux propos du physicien, des allusions à la "sociologie". Maxwell, en introduction, semble attaché à se départir des idées de Galton, statisticien britannique connu pour ses positions eugénistes. Les positions de Maxwell sont d’ailleurs prudentes sur ces questions. La justification du point de vue statistique, c’est-à-dire notre incapacité à saisir les détails de chaque individu d’une population, vaut autant pour la physique que pour les études sur l’homme.