Objection au théorème H

L’idée 225 selon laquelle il n’est pas possible de démontrer purement dynamiquement le théorème H est le dernier paradoxe opposé à Boltzmann. La preuve doit s’adosser à une hypothèse assurant la décorrélation des molécules après collision, sans laquelle le traitement probabiliste n’est pas justifié.

Stimulé par les débats britanniques, Boltzmann conçoit 226 la notion de "chaos moléculaire " ou "désordre moléculaire 227 ", s’appuyant sur l’argument que le libre parcours moyen d’une molécule est très grand comparé à la distance séparant deux molécules du gaz : une molécule a peu de chance de rencontrer une molécule déjà percutée et de faire jouer les corrélations.

Une nouvelle fois, l’intérêt de cette intervention est de montrer en quoi l’accord entre la mécanique, déterministe, au niveau microscopique et l’utilisation des probabilités pour parvenir à un résultat macroscopique, est problématique. Boltzmann fait preuve d’une grande réactivité et d’intelligence en retournant la situation à son avantage. Son argument est reproduit dans ses fameuses Leçons sur la théorie des gaz, de 1895 228 et Boltzmann le présente même comme une clé de voûte de toutes ses démonstrations :

‘"Qu’il soit nécessaire, pour l’exactitude des démonstrations, de faire expressément cette supposition, c’est ce que j’ai déjà remarqué dans la discussion de la démonstration de mon théorème de H ou théorème de minimum. Mais ce serait une grave erreur de croire que cette supposition n’est nécessaire que pour la démonstration de ce théorème. Sans elle on ne pourrait démontrer aucun théorème de la théorie des gaz, par suite de l’impossibilité où l’on est de calculer à chaque moment la position de toutes les molécules d’un gaz comme l’astronome calcule la position de toutes les planètes. [...] Il ne faut peut-être pas trop regretter que le théorème du minimum soit précisément lié à l’hypothèse du mouvement inorganisé des molécules, mais plutôt se féliciter de ce que ce théorème ait assez éclairci les idées pour mettre en évidence la nécessité de cette supposition." 229

L’hypothèse formulée est donc un point essentiel, qui, en quelque sorte, parachève la théorie de Boltzmann. D’ailleurs, de toutes les réflexions concernant l’accord de la Mécanique et des probabilités (notamment la question de l’"ergodicité") il ne reste que ce point dans les Leçons 230 . On voit aussi la distance prise par Boltzmann vis-à-vis des conceptions prudentes de Maxwell, introduisant la statistique comme un effet de "grand nombre".

Notes
225.

Les britanniques E. P. Curlverwell et S.H. Burburry sont les instigateurs de ces objections, en 1890. [CURLVERWELL, E.P., 1890] et [BURBURRY, S.H., 1890]. Curlverwell adressa la remarque selon laquelle l’irréversibilité du théorème H s’appuie, paradoxalement, sur des mécanismes moléculaires et des collisions entièrement réversibles. Il suggéra aussi d’introduire l’irréversibilité au niveau microscopique, comme conséquence d’une interaction avec l’éther. En 1894, Burburry précise la question et signale que la démonstration du théorème H repose sur l’hypothèse de non corrélation des molécules entre elles (alors qu’elles sont en collisions régulières). Dans tous les cas, et Boltzmann l’accepte aisément, le théorème H ne peut pas admettre de démonstration purement dynamique, ce qui va renforcer encore le poids des probabilités en théorie des gaz.

226.

Burburry avait auparavant proposé dans Nature une possible justification, sur la base des perturbations aléatoires, externes au système [BURBURRY, S.H., 1895a et b]. Boltzmann partage l’opinion de Burburry, et admet qu’une hypothèse proche de la "condition A" de Burburry, est nécessaire. La solution adoptée par Boltzmann, le "désordre moléculaire", est le résultat de plusieurs débats entre lui-même, Burburry et G.H. Bryan un autre physicien britannique. On pourrait ergoter sur l’attribution de la paternité de cette hypothèse au seul Boltzmann. Voir [BRUSH, S.G., 1986], p. 616-627.

227.

Le terme allemand, employé par Boltzmann est Stosszahlansatz, ce qui signifie "argument du nombre de collisions".

228.

Nous disposons des traductions de M. Brillouin, datant de 1902 et 1905 : ces traductions ont été un point d’entrée important de la théorie de Boltzmann en France, très peu connue et peu discutée auparavant [BOLTZMANN, L., 1902] (Leçons de 1895), [BOLTZMANN, L., 1905] (Leçons de 1898).

229.

[BOLTZMANN, L., 1902], p. 21-22.

230.

Dans ses Leçons, Boltzmann argumente plus globalement sur l’"Emploi du calcul des probabilités en Physique moléculaire". Admettant qu’il n’est pas entièrement justifié de recourir au calcul des probabilités en théorie des gaz (les seules raisons valables étant le grand nombre et la longueur du parcours moyen des molécules), Boltzmann légitime tout de même leur application arguant des perturbations irrémédiables induites par le milieu extérieur et de la cohérence trouvée avec les aspects pratiques, empiriques.