Premiers textes de Boltzmann

La première discussion des systèmes dits "ergodiques" est due à Boltzmann, en 1871 234  ; le point de départ est un problème de dynamique. Boltzmann considère dans le plan, une masse attirée par un potentiel harmonique de la forme ½(ax²+by²), a et b étant des constantes 235 . Deux cas se distinguent selon que le rapport a/b est rationnel ou non. Dans le premier cas, le mouvement est périodique, dans le second il n’y a pas de récurrence exacte. L’espace des phases est à 4 dimensions : x,y,u et v étant les composantes des vitesses selon x et y. Les équations de l’énergie cinétique donnent :

½ mu²+ ½ ax²=c et ½ mv²+ ½ by²=d

c et d sont des constantes fixées par les conditions initiales. Le mouvement a donc lieu en fait sur un tore. Boltzmann en conclut que le mouvement recouvre toute la surface du rectangle 236 , l’espace des phases du système en question. Sur un autre exemple, une masse soumise à une force centrale a/r+b/r², il déduit que le mouvement recouvre également, dans ce cas, une certaine partie du plan.

Dans ses premières explications sur l’ergodicité Boltzmann généralise quelques exemples de dynamique classique (détaillés ci-dessus) à la théorie moléculaire des gaz :

‘"La grande irrégularité du mouvement thermique, et la multiplicité des forces extérieures agissant sur le corps, rendent probable que les atomes eux-mêmes, par le fait du mouvement que nous appelons chaleur, passent par toutes les positions possibles et vitesses conformes à l’équation de l’énergie cinétique, et que nous pouvons par conséquent appliquer les équations développées précédemment aux coordonnées et vitesses des atomes d’un corps chaud." 237

Cette affirmation est considérée, depuis les Ehrenfest, comme l’"hypothèse ergodique" de Boltzmann. Il faut noter le léger glissement dans l’interprétation de Boltzmann : l’influence du milieu extérieur doit entrer en ligne de compte, ainsi que les collisions internes, alors que les propriétés mathématiques suffisaient dans ses exemples de dynamique. Boltzmann construit un argument physique qu’il appuie sur des considérations mathématiques.

La distorsion introduite par les Ehrenfest provient d’une surinterprétation de cet argument. Ils l’érigent en "justification de Boltzmann-Maxwell" de l’idée selon laquelle une trajectoire du système passe par toutes les phases possibles, impliquant l’égalité des moyennes temporelles et des moyennes dans l’espace des phases. La proposition de Boltzmann est plus subtile et il n’avait pas cela à l’esprit. L’existence de trajectoires périodiques, dont il a conscience, et qui, de fait, ne remplissent pas tout l’espace des phases, suffit pour infirmer cette idée. Les Ehrenfest "oublient" surtout le fait que Boltzmann ne distingue pas les trajectoires denses (celles qui approchent toutes les phases possibles) de celles qui passent par toutes les phases. Cette dernière remarque est primordiale et elle relève d’une conception particulière de Boltzmann : son finitisme. Comme Dugas le souligne, Boltzmann

‘"révoque toute considération d’un infini actuel et ne considère tout ensemble infini que comme la limite d’une collection d’individu en nombre très grand, mais fini. Ajoutons que cette collection finie est seule douée à ses yeux de réalité physique." 238

Cette conception de l’infini rejaillit sur le principe ergodique, qui sans cela pourrait passer pour un sujet très négligé chez Boltzmann. En prenant la terminologie des Ehrenfest, l’ergodicité (au sens de Boltzmann) n’a de sens qu’à travers la quasi-ergodicité. Cela signifie que, pour Boltzmann, dans un système d’énergie donnée, "passer par toutes les phases compatibles avec l’énergie" ne se distingue pas de "passer aussi près que l’on veut de toute phase compatible avec l’énergie". Son article de 1877 révèle la portée de cette idée finitiste de l’infini, qui sert l’interprétation probabiliste de l’entropie (et aura les conséquences que l’on sait sur Planck, Einstein et la future théorie des quanta).

Par ailleurs, les interprétations des Ehrenfest déforment les intentions de Maxwell et Boltzmann. Ils construisent un principe général autonome alors que Boltzmann cherchait une justification à divers travaux, notamment la loi de distribution des vitesses. De son côté, Maxwell était préoccupé par le théorème d’équipartition de l’énergie.

Pour asseoir l’équipartition Maxwell propose une hypothèse qui, selon lui, n’est valable que dans les systèmes mécaniques en interaction avec l’extérieur, même si les chocs sur les parois du récipient peuvent parfois suffire. Maxwell reste néanmoins très prudent. En tout cas, l’hypothèse est très clairement explicitée par Maxwell en 1879 :

‘"Le seul postulat nécessaire à une preuve directe [du théorème d’équipartition] est que le système, si il est laissé à lui-même dans un état de mouvement donné, passera, tôt ou tard, par toutes les phases conformes à l’équation de l’énergie." 239

Les deux présentations restent assez heuristiques, et ni Maxwell, ni Boltzmann ne cherchent à être plus rigoureux. En outre, il n’est nulle part question d’"ergodicité" dans les propos de ces savants.

Le problème pour Maxwell et Boltzmann, au fond, est de justifier qu’un mouvement dit aujourd’hui "ergodique" existe malgré l’existence de constantes du mouvement qui induisent une décomposition de l’espace des phases en mouvements possibles et distincts. Comme les collisions internes se traduisent par une conservation des constantes, il faut faire appel aux forces externes susceptibles de détruire les constantes et assurer un mouvement qui soit ergodique 240 . On voit le décalage entre le principe ergodique des Ehrenfest et la soi-disant origine dans les conceptions de Maxwell et Boltzmann.

Notes
234.

[BOLTZMANN, L., 1871b]. Nous renvoyons au débat dans [BRUSH, S.G., 1986], p. 365-366.

235.

La référence explicite de Boltzmann aux courbes de Lissajous est intéressante, car elle montre à la fois l’imprégnation de ces travaux dans le milieu scientifique et l’importance de l’étude des phénomènes vibratoires et périodiques dans la physique (ce qui donnera le célèbre traité de Lord Rayleigh, Theory of Sound [RAYLEIGH, J.W.S., 1877]). Lissajous a publié ses résultats en 1857 : [LISSAJOUS, J.A., 1857a] et [LISSAJOUS, J.A., 1857b].

236.

Un tore est l’analogue d’un rectangle dont on identifie les côtés opposés.

237.

Notre traduction du texte (en anglais) cité dans [BRUSH, S.G., 1986], p. 366 : "The great irregularity of the thermal motion, and the multiplicity of forces that act on the body from outside, make it probable that the atoms themselves, by virtue of the motion that we call heat, pass through all possible positions and velocities consistent with the equation of kinetic energy, and that we can therefore apply the equations previously developed to the coordinates and velocities of the atoms of warm bodies".

238.

[DUGAS, R., 1959], p. 26.

239.

[MAXWELL, J.C., 1879]. "The only assumption which is necessary for the direct proof [of the equipartition theorem] is that the system, if left to itself in its actual state of motion, will, sooner or later, pass through every phase which is consistent with the equation of energy". Cité dans [BRUSH, S.G., 1986], p. 366.

240.

Pour une discussion plus détaillée, nous renvoyons à [VON PLATO, J., 1991], p. 76-80.